Solen n'a pas de genre et observe donc ce phénomène d'un regard extérieur et perplexe. Iel explique pourquoi ce système est problématique et devrait être aboli.
Si les voix LGBTQIA+ sont de plus en plus audibles, la pluralité des expériences humaines peine encore à se faire entendre dans son intégralité. Je suis agenre, et je constate un manque criant de ressources sur ce sujet, particulièrement en français. La Première Ligne, qui soutient les identités LGBTQIA+, me permet de partager mes réflexions.
Il n'est pas possible d'échapper au système de genre. Nous vivons dans une société où tout le monde est assigné à une catégorie : masculin ou féminin, qui induit un ensemble de comportements considérés comme acceptables dans les interactions sociales (ce que j'appelle le genre social). Pourtant, cela ne reflète pas toute la diversité des façons dont se vivent les individus (ce qui correspond à leur genre personnel). Par exemple, certain·es vivent une discordance entre leur genre personnel et leur genre social, et ont besoin de réduire l'écart : on parle de personnes trans.
(Note : comme j'aborde ici la critique du système de genre en lui-même, je n'aborde volontairement pas les identités non-binaires. Elles existent et sont légitimes, mais ne sont pas l'objet de mon propos.)
Et puis, il y en a qui n'ont pas de genre personnel, comme moi. Des personnes qui peuvent observer "de l'extérieur" cette chose étrange qu'est la catégorisation systématique de la population en deux catégories censées être exclusives, opposées, complémentaires… Quand j'étais enfant, je ne voyais personne remettre en cause cette répartition. Tout le monde semblait savoir ce que ça veut dire d'être un homme ou une femme, et s'en satisfaire. Plus tard, quand j'ai découvert les expériences trans, ça a été très majoritairement à travers des vécus de transition d'un des deux genres "officiels" à l'autre. Les critiques du système de genre lui-même sont plus difficiles à trouver.
Par conséquent, je me suis longtemps senti·e extraterrestre, une personne tout à fait normale dans son groupe à elle (qui certes ne compte que moi) et qui observe une population vivant selon des règles différentes. Le genre paraissait être une expérience universelle. Je ne comprenais pas le concept. Les gens l'utilisent pour se décrire, pour parler de leur identité. Moi, quand je me définis, je n'en vois pas l'intérêt. Je pense bien plus à ma passion de la lecture, à mon boulot dans l'informatique, à mon désir d'écrire de la fiction, à ma pratique de la natation… Ajouter "je suis un homme" ou "je suis une femme" ne donnerait aucune de ces informations, alors à quoi bon ?
On pourrait m'objecter que, quand même, les femmes sont moins grandes, les hommes ont des voix plus graves… Oui, statistiquement, c'est vrai. En moyenne, les femmes sont moins grandes que les hommes. Mais à l'échelle de l'individu, ça ne nous dit rien. Il y a des hommes petits et des femmes grandes. Dire qu'une personne est une femme ne nous apprend rien sur sa taille. On ne peut pas déterminer les caractéristiques d'un individu à partir des stéréotypes de la catégorie dans laquelle on la met.
À travers les études féministes et la sociologie, j'ai appris que le genre est une construction sociale., c'est-à-dire que ce n'est pas quelque chose qui existe "naturellement", spontanément, sans qu'il y ait besoin d'inciter à tel ou tel comportement. En réalité, très peu de choses dans nos vies ne sont pas façonnées par la société. Par exemple, tout le monde a besoin de nourriture, mais ce qu'on mange, quand et comment est déterminé par les usages de la société dans laquelle on vit. De même, l'espèce humaine a un mécanisme de reproduction. Mais les structures familiales sont une construction sociale, tout comme les partenaires sexuels acceptables. Chez certains peuples, les mariages ont lieu entre cousins et cousines germaines. Chez d'autres, quand un homme marié meurt sans descendance, le premier enfant de la veuve est considéré comme l'enfant de cet homme. Pendant longtemps, en France, la famille nucléaire n'était pas le modèle dominant, et les enfants étaient élevés dans des communautés bien plus larges.
Il est difficile de se rendre compte du caractère construit et non spontané de structures qui sont aussi profondément enracinées dans nos modes de vie et que nous expérimentons quotidiennement. Les études anthropologiques, dans leur description de la variabilité des sociétés, nous permettent de prendre du recul sur nos certitudes. Les caractéristiques associées au féminin et au masculin présentent une variation énorme dans le temps et l'espace. À l'époque de Louis XIV, ce sont les hommes qui portaient maquillage, perruques et talons. Bon nombre de sociétés ont plus de genres que la nôtre : certains peuples de Natifs Américains ont une troisième catégorie de genre, les Two Spirits ; les Bugis d'Indonésie ne reconnaissent pas moins de 5 genres.
Le genre et ses matérialisations comme données identitaires ne sont donc pas existantes par nature, mais forgées et accumulées par nos sociétés pour répondre à différents besoins de fonctionnement, et pour asseoir les jeux de privilèges et de domination . C'est l'apprentissage de normes et de codes, dès la petite enfance, qui façonne profondément l'identité de genre et le sentiment d'appartenance presque viscéral à celui-ci.
Lexie, Une histoire de genres. Guide pour comprendre et défendre les transidentités
J'ai observé qu'il est souvent compliqué, dans une conversation avec des personnes non sensibilisées aux questions de genre ou de sociologie, de dire que quelque chose est une construction sociale. Cela entraine souvent une réaction violente de rejet, y compris sur des choses aussi bénignes que le fait qu'il est mal vu de roter à table en France. Je pense que ce qui est compris par ces personnes, c'est que j'implique que "ce n'est pas réel" ou que "je veux faire autrement", ce qui n'est pas le cas.
Tout d'abord, ce n'est pas parce que quelque chose est construit que ce n'est pas réel. L'origine d'un phénomène et sa réalité sont deux éléments différents. Pour prendre un exemple moins polémique que le genre, tout le monde ou presque a une nationalité, et elle a des effets concrets, par exemple les droits qu'on a (le droit de travailler, de toucher des allocations…) ou les pays dans lesquels on peut se rendre (en 2025, on peut se rendre sans visa dans 193 pays avec un passeport singapourien, mais seulement 25 avec un passeport afghan. Personne ne peut prétendre de bonne foi que la nationalité est quelque chose de naturel. Pourtant, ses effets sont indéniables. D'ailleurs, les personnes qui n'ont pas de nationalité, qui sont apatrides, sont dans des situations extrêmement compliquées.
Ensuite, quand on pense que "ceci est une construction sociale" veut dire "je veux changer ceci", on confond l'étape de l'analyse avec celle du diagnostic. Avant de proposer des changements, il faut comprendre ce qui existe et comment ça fonctionne. Si quelque chose est réellement naturel, on ne pourra pas le changer : il serait inutile de demander à un être humain de se passer de nourriture. Au contraire, quand quelque chose est construit, cela veut dire qu'il a été mis en place par des groupes d'humains, et donc qu'il peut être modifié, au moins en théorie. On peut ainsi réfléchir à comment changer nos modes d'alimentation pour diminuer la consommation de viande. La petite phrase de Manuel Valls "expliquer, c'est déjà un peu vouloir excuser" est un exemple criant de cette confusion. Comprendre n'est pas excuser, c'est se donner des outils pour pouvoir agir efficacement. Préférer un comportement juste par principe ou par habitude est de l'aveuglement.
Maintenant qu'il est établi que le genre existe et que ce n'est pas parce que c'est une construction sociale que ça en fait automatiquement quelque chose de négatif, on peut passer à une autre question : est-ce que le système de genre pose problème ? Oui. D'abord parce qu'il est hiérarchique : les femmes sont considérées comme inférieures aux hommes, avec des conséquences maintenant bien documentées sur leurs vies. La suppression de cette hiérarchie est une nécessité. Cependant, elle ne justifie pas en soit l'abolition du genre : on pourrait imaginer lutter pour une société où les catégories "hommes" et "femmes" existeraient toujours tout en ayant la même valeur. Sauf que cela ne me parait pas être un objectif suffisant : on forcerait toujours les individus à vivre dans une case qui leur dicte des goûts et comportement attendus, sans tenir compte de leurs désirs et préférences.
L’idée que hommes et femmes sont deux catégories mutuellement exclusives doit provenir de quelque chose d’autre qu’une opposition « naturelle » inexistante. Loin d’être l’expression de différences naturelles, l’identité de genre exclusive est la suppression de similitudes naturelles. Et ceci exige la répression : chez les hommes, de ce qui est la version locale (quelle quelle soit) des traits « féminins » ; chez les femmes, de ce qui est la définition locale des traits « masculins ». La division des sexes a pour conséquence de réprimer certaines caractéristiques de la personnalité en fait chez tout le monde, hommes et femmes. C’est le même système social qui opprime les femmes dans les rapports d’échange et opprime tout un chacun par son insistance sur une division rigide de la personnalité.
Gayle Rubin, "Penser le sexe", Surveiller et jouir (1984 pour l'article originel, 2010 pour le livre en français)
Quand je parle d'abolir le genre, je fais parfois face à une réaction que j'ai toujours trouvé surprenante, c'est l'idée que tout le monde se ressemblerait si on n'avait plus deux catégories pour répartir la population. Comme si le but était de remplacer les catégories "hommes" et "femmes" par une catégorie unique "être humain" ! Il suffit pourtant de regarder autour de nous pour constater la diversité des identités, même en se restreignant aux hommes cis et femmes cis. Supprimer ces catégories artificielles et contraignantes permettrait au contraire l'existence de plus de modèles possibles. Il existe déjà des façons de vivre alternatives, hors des normes genrées. Cela permettrait de les légitimer, puisqu'elles ne seraient plus considérées comme divergentes à la norme.
Si je pousse l'expérience de pensée encore plus loin, je pense que nous verrions émerger des archétypes de personnalités pour prendre la place vacante, car les sociétés ont du mal à exister sans créer de cadre. Ces archétypes n'auraient pas besoin de s'ancrer dans une division genrée et offriraient une plus grande variété, qui permettrait davantage d'expression. Je ne pense pas que ce soit un modèle parfait et immuable, mais s'il y a bien une constante que nous montrent l'histoire et l'anthropologie, c'est que les sociétés évoluent. À nous de faire en sorte que ce soit vers un modèle qui permet à davantage de monde de bien vivre.