La Première Ligne est écrite ❤️🔥 La troisième édition du magazine est disponible !
Isabelle collet sociologue spécialiste de la question des inégalités de genre dans l'informatique a accepté de répondre à mes questions.
Fin printemps 2023, Isabelle Collet et moi nous sommes installées confortablement dans une salle zoom et avons passé un peu plus d'une heure à discuter. Cet échange a donné un entretien très riche que je suis contente de pouvoir partager ici. Merci encore à Isabelle d'avoir accepté de m'accorder ce temps pour la première édition d'un petit magazine féministe qui a mis plus de temps que prévu à voir le jour...
Magali On pourrait commencer par discuter de comment tu as fait pour glisser d’une carrière d’informaticienne à sociologue, et de t'intéresser à toute la question du genre et des discriminations de genre ?
Isabelle Alors au début, je ne pensais pas que je voulais être informaticienne, mais à quatorze ans je jouais avec mon père à programmer des ordinateurs. C'était un Apple 2+ à l'époque. Non ! A l'origine, c’étaient même des calculatrices des TI 57 et des TI 59. Ensuite, un Apple 2+. C'était un jeu quoi. Donc ce n'était pas un métier.
Ensuite, dans ma famille, on pensait que le meilleur métier du monde, c'était soit ingénieur, soit médecin. Mes deux parents sont des parents empêchés d'avoir fait des études. Mon père parce qu'il était de classe populaire, ma mère parce qu'elle était une femme. Donc mes parents ont eu deux filles, ils avaient bien l'intention que nous ne serions pas empêchées, ni à cause de notre classe, ni à cause de notre sexe. Médecin ça ne me tentais pas. Je me suis dit que j'allais tenter ingénieur. Bon j'ai raté l’entrée dans les écoles d'ingénieur, je suis allée en fac par défaut et ma première année a été un échec complet, sauf en algèbre et en informatique. J’y suis allée les mains dans les poches et j'ai eu 90 %. Alors je me suis dit c'est quand même une espèce de signal.
Magali Oui !
Isabelle Vraiment. On avait le droit au cours d’informatique pendant l’examen, je ne savais pas, je n'ai pas amené le cours. Vraiment le truc touriste complet ! Et donc je suis partie à l'IUT d'informatique. Ensuite, je suis rentrée en licence traitement d'image, traitement du signal, traitement d'image numérique. Toy Story n’existait pas encore, on avait Knick Knack qui venait de sortir, on était absolument subjugués en regardant ça. C'était très peu quoi, mais c'était rigolo, ça me plaisait bien. Et ensuite j'ai été diplômée.
Moi je n'étais pas dans la branche graphique parce que je ne sais pas dessiner mais dans la branche traitement du signal. Il n'y a pas énormément de boulot là-dessus, il faut bien le reconnaître. On commençait à faire la reconstruction 3D de cerveaux. J'ai fait mon stage sur de l’informatique en biologie à l’INSERM mesurer des lésions dans des cellules au fur et à mesure qu'elles se cicatrisaient. C’était le début de l'imagerie biologique, il n'y avait pas beaucoup de boulot et donc je me suis fait engager chez un vendeur de solution informatique pour les PME en CAO DAO. Je me suis aperçue qu'ils voulaient juste engager une nana parce que dans l'industrie ça faisait sexy. Alors là, pour le coup, j'ai été embauchée parce que j'étais une femme… Mais pas pour les bonnes raisons. De toute façon c'était une boite d'aigrefins. Au bout de six mois, ils ont mis la clé sous la porte. Je les ai attaqués aux prudhommes et j'ai gagné ! Alors je suis partie avec quelque chose comme dix mois de salaire net. Ils avaient vraiment fait n'importe quoi. Bon et après je ne trouvais pas de boulot. Surtout qu'une fois qu'on a collé quelqu'un aux prudhommes...
Magali Ah oui...
Isabelle J'étais en province, donc ça entache un peu le cv. Donc je suis devenue formatrice en informatique. Puis formatrice en n'importe quoi qui utilise un ordinateur. J'ai fait de la gestion des stocks informatisés. J'ai fait formatrice sur Word et Excel. Ce n’est pas très excitant. J'ai fait un peu formatrice sur le début de HTML. Ça ne me faisait pas vibrer particulièrement non plus. Et puis coup de chance, mon mari a été licencié. Alors que j'étais enceinte de huit mois.
Magali Super ! [rires]
Isabelle Sur le coup on ne l’a pas vu comme ça hein ! Mais il a retrouvé aussitôt du travail en informatique chez un constructeur de matériel à Paris. On a bougé à Paris. J'ai accouché. Et à Paris, je me suis dit bon bah plus question de recommencer à faire formatrice. Quand j'ai été diplômée de l'informatique, c'était vraiment le creux de la vague. Il n'y avait pas de boulot. J'étais une jeune femme mariée et on avait peur que je fasse des enfants. On n'avait pas envie de m'engager. Et j’ai cessé d’y croire.
Le paradoxe, c’est que j’arrive à Paris au moment du bug de l'an 2000 et du passage à l'euro. Là on embauchait n'importe qui qui disait savoir écrire une ligne de code. Mais moi je n'y croyais plus du tout. Alors qu’à ce moment-là, j'aurais pu tenter le coup... Là, ça aurait été facile, mais je n’avais plus envie, je n'y croyais plus. Et donc je me suis dit ce serait pas mal que j'aille chercher un diplôme de formation pour faire de l'ingénierie pédagogique, vu que j’avais été formatrice 6 ans.
Donc là, il s'est passé un truc drôle, c'est que je suis allée dans un centre d'orientation de l'université. Et là, je me souviens de l'air stupéfait de l'orienteuse qui me dit : "Mais votre diplôme, c'est quoi ?" "Bah j'ai une licence d'informatique." "HEIN ?" "Pourquoi vous voulez changer ?" En gros, je faisais le meilleur métier du monde, en terme d’insertion… Oui, là comme ça, ça n'a pas l'air malin mais...
Donc j'ai trouvé juste à côté de chez moi une université qui avait un département de sciences de l'éducation et qui faisait des formations de formation de formateur. C'était l'université de Nanterre. Je me suis dit « C'est ce qu'il me faut ». Comme j'avais un droit à un congé de formation avec l’ANPE, je m’inscris. Il n'y a pas encore les acquis d'expériences, mais on pouvait bricoler un machin pour faire en sorte qu’avec ma licence d'informatique, je pouvais reprendre des cours pour entrer en première année, en maîtrise, puis en DEA. Je ne connaissais rien à rien aux sciences sociales. Je fais mon dossier, je commence à remplir le document, j'obtiens l'équivalence pour entrer en maîtrise formation de formateur. Et là, je réalise qu'il faut que je fasse un stage. Et je me dis « Mais jamais de la vie ! Pour l'instant, je suis payée pour faire ce job que je n'ai plus envie de faire. Et là, je le ferais gratuitement dans le cadre d'un stage ! » Et donc sur la feuille d’inscription il y avait une croix à mettre, soit dans formation de formateur, soit dans recherche. Je n'avais pas l'équivalence pour la maîtrise recherche et mais je ne le savais pas. J’ai mis la croix dans recherche et personne ne s'en est rendu compte.
Magali Le côté chaotique, genre « Allez ! ».
Isabelle Pour moi, ce n'était pas une question de faire un stage gratuit dans un boulot qui, justement, me payait et que je ne voulais plus faire. En plus, je me fais payer par l'ANPE une maîtrise professionnalisante recherche, ça ne tenait par aucun bout ! Ensuite, le hasard a fait que mon tout premier cours, où j'arrive à l'arrache parce que j'étais inscrite trop tard, c’est en philosophie de l'éducation avec Nicole Mosconi, qui est ensuite devenue ma directrice de thèse et qui était à l'époque un très grand nom des questions de genre en éducation. Mais bien sûr je n'en savais rien.
L'autre truc qui se passe aussi, et qui commence à me faire réfléchir, c'est qu'au moment où je m'inscris, on me demande mes notes, de mes diplômes précédents. J'avais toutes les photocopies étalées sur la table de salon. Il y a un copain qui passe, qui regarde et qui fait « T'étais vachement bonne en informatique, en fait ! » Alors, je regarde mes notes et je dis « Ah ben ouais ». Et je le savais. Objectivement, je le savais. Je suis sortie dans les premières tant de mon DUT que de ma licence, objectivement, je le savais, mais je ne l'avais jamais vécu comme ça. Et donc évidemment, j'aurais pu aller en master. Mais non. Je pensais que je n'étais pas assez bonne ou que je devrais travailler trop ou que ce n'était pas vraiment ma voie. Et personne ne m'a dit « Tu déconnes, va en master. » Personne ne m'a dit « N'y va pas » non plus, hein...
Magali Oui, mais le fait que personne ne t'ait poussée à y aller...
Isabelle À ce moment-là, quelqu'un m'aurait dit « Va en master, c'est évident que tu dois y aller. » J'aurais dit oui. Mais personne ne me l'a dit et donc je me suis arrêtée là. J'entre donc en sciences de l'éducation avec Nicole Mosconi. Et là, je découvre que Nicole Mosconi est féministe. Je me dis « mais quelle idée ? Comment on peut être encore féministe aujourd'hui ? ». Ok, ma mère, je comprends. Ma mère, elle voulait être médecin, elle a été obligée de faire instit parce que les femmes font instit. C’est clair, les femmes étaient discriminées. Ma mère nous a élevées, ma sœur et moi, dans cette idée que pour nous, tout serait ouvert et ça m'a protégée jusque-là. Je suis persuadée que le sexisme est de l’histoire ancienne. Donc une prof d’université féministe ? je trouve ça bizarre. Mais c'est aussi l'année où Bourdieu sort La domination masculine. Alors moi, je ne connais rien à rien, mais le nom de Bourdieu, j'avais déjà entendu. Et puis, dans Télérama, ils avaient publié l'intro de La domination masculine. Donc j'avais lu. Et je me suis dit que si un garçon aussi sérieux que Bourdieu en parle, c'est que ça doit être vrai.
Magali Ah !
Isabelle Tu vois le niveau… Et donc Nicole Mosconi, elle était féministe, reconnue comme telle, responsable du laboratoire de recherche, responsable des masters. Donc, ce sont quand même des galons. Ce n’était pas une huluberlue, clairement. Je commence à me poser des questions. Et puis, dans ce cours de Philosophie de l'éducation, la deuxième partie du cours, c'était Femmes et savoir. Par curiosité, j’avais sélectionner un autre cours qui s'appelait Rapports sociaux de sexe en éducation. Parce que quand même, dans un coin de ma tête, ça devait commencer à m'agiter. Mais ça, c'était grâce à Bourdieu, pour le coup, qui, accessoirement, n'a pas écrit un livre particulièrement féministe, bien au contraire. Et Nicole Mosconi, par la suite, s'est beaucoup foutue de moi, parce que c’était grâce à Bourdieu que j’avais eu le déclic.
Bref à force de suivre ses cours, je comprends plein de choses. Je comprends pourquoi je ne suis pas allée en master, en informatique et pourquoi j'ai laissé tomber. Je comprends évidemment pourquoi ma mère n'a pas pu faire ce qu'elle voulait, mais pourquoi finalement ma sœur et moi, ce n'était pas si banal que ça qu'on essaie d'être ingénieures (sachant que ma sœur a réussi).
Je comprends des tas de trucs. Je commence à travailler sur les femmes en informatique. Et puis j'aime tellement ça que je reste. Je fais la maîtrise, le DEA et j'entre en thèse avec Nicole Mosconi pour travailler sur les femmes en informatique à un moment où personne n'en avait absolument rien à faire. Mais en fait, je découvre en commençant à travailler là-dessus qu’à mon époque, il n'y avait pas beaucoup de filles en informatique, donc dans les années 90, mais que dans les années 2000, où je commence à me préoccuper du sujet, il y en a encore moins et que dans les années 80, il y en avait plus. Et là, je trouve ça quand même très, très, très curieux. J'ai eu un coup de foudre pour la sociologie à ce moment-là, parce qu'elle a expliqué plein de choses dans ma vie, dans mon entourage aussi. Elle m'a donné une clé de compréhension du monde et de ma vie que je n'avais pas.
J'ai découvert par la suite que les femmes en informatique, quand elles n’arrivent pas à se maintenir dans le noyau, elles dégagent soit vers la formation, soit vers la documentation. Et d'ailleurs, c'est comme ça que j'ai payé ma thèse. J'ai payé ma thèse en faisant de la doc en anglais pour une boîte de télécoms. Et Dieu sait que j'ai dit que jamais je bosserai dans les télécoms parce que je trouve ça chiant à mourir, je déteste. Mais voilà, faire de la doc en anglais, pourquoi pas ? Par rapport à mes copines en socio qui faisaient des ménages ou qui bossaient dans les magasins, franchement, faire de documentations techniques pour un constructeur télécom, ça payait bien mieux... Eux, ils n'aimaient pas faire de la doc, donc ils étaient ravis que je fasse le boulot.. J'ai payé ma thèse en faisant un autre travail de fille en informatique.
Magali C'est marrant. Je trouve que c'est assez représentatif de comment en tant que femmes quand on est dans l'informatique, on nous pousse vers ces métiers là. Ces périphéries là.
Isabelle Ça devient des professions autoréalisatrices. « Vous voyez que finalement, les femmes, elles aiment la formation et la documentation, vu que c'est là qu'elles sont ». Alors, évidemment, elles ne sont pas stupides : au bout d’un moment, elles prennent les opportunités de carrière qui s’offrent à elles.
Magali C'est ça, exactement. C'est super intéressant et du coup, c'est grâce à tout ça que tu es revenue aussi au niveau sociologie sur la pédagogie genrée ?
Isabelle Non, ce n'est pas pour ça. Donc je fais ma thèse sur les femmes en informatique, même pas les femmes d'ailleurs, j'ai travaillé sur la masculinisation des études d'informatique. J’ai plus écrit sur les hommes dedans que sur les femmes. Et là, ça n’intéressait donc personne. En informatique, on nous disait « Oui, c'est dommage qu'il n'y ait pas de femmes. Enfin, si elles ne veulent pas, elles ne veulent pas, on ne va pas les forcer. » Donc autant dire que c'est leur faute. Et en éducation, comme personne n'y connaissait rien ou pas grand-chose à l'informatique en tant que discipline, personne ne s'y intéressait.
Donc je me suis dit que si je voulais trouver du boulot dans l'Académie, il fallait que je me repositionne vers quelque chose qui intéressait un peu plus les possibles universités qui pouvaient m'engager. J'ai commencé par travailler sur un projet sur les violences de genre à l'école. Cet article doit faire partie des meilleurs articles que j'ai écrits, ou peut être le plus utilisé en formation : Des garçons « immatures » et des filles « qui aiment ça ». Ensuite, je me suis dit « Bon, il y a un truc à faire sur la formation des enseignants aux questions de genre de manière générale.
Au début, les enseignants, ça ne m'intéressait pas plus que ça, mais c'était possiblement là-dedans que je pouvais obtenir un poste. Mais deuxième mauvaise pioche : après être arrivée sur le marché de l'informatique au moment où l'informatique n'engage pas, j'arrive dans la formation des enseignants au moment où on détruit les IUFM (les ex INSPE).
Magali Ouch !
Isabelle Donc, les questions genre pour les enseignants au moment où on détruit les IUFM, ce n'est pas le moment où on y pense. On a tendance à se crisper sur les grands classiques plutôt. Donc j'ai eu du mal à trouver un poste. Par contre, coup de chance pour moi, l'université de Genève, elle, était en train de construire son institut de formation des enseignants. Et il y avait eu un important coup de force des associations féministes pour que les questions de genres soient obligatoires dans la formation des enseignants du secondaire. Et donc ils ont ouvert un poste par la petite porte.
C'est à dire un poste de chargé d'enseignement à temps partiel. Pour prendre la température du bain : comment ça va se passer, comment ça va être accepté. Chargée d'enseignement, ça recrute au master. C'était un poste en dessous de ma qualification. Mais par contre, son descriptif, c'était complètement ce que je savais faire. Je ne connaissais personne à Genève, mais c'était tellement moi que j'ai postulé.
Et donc là, ils ont été très surpris que quelqu'un qui vienne de France s'intéresse à un poste qui n'était pas fabuleux, mais ils ont fait le job. Ils contactent ma directrice de thèse. Ça, c'est ma chance parce que j'avais une directrice de thèse qui était célèbre, qui leur a dit du bien de moi. Donc ils m'ont fait une audition. Ce n'était pas prévu. Normalement, pour ces petits postes là, il n'y a pas d'audition, on recrute sur dossier. En fait, ils m'ont dit que c'était un poste qui était amené à se développer si la personne qui tenait le poste avait les capacités.. Moi, je me suis dit "tu dis ça, c'est pour m'appâter", mais c'était vrai. J'ai été classée première, donc j'ai bougé à Genève. Et puis effectivement, c'était amené à se développer. J'ai fait carrière jusqu'au poste professoral. Et donc c'est comme ça que je suis arrivée sur la formation des enseignants et j'ai été recrutée à Genève pour former les enseignants sur ces questions. Et après, il se trouve que depuis 2015, mon sujet d'origine, ça intéresse les gens.
Magali C'est revenu sur le tapis.
Isabelle Voilà. Donc, j'y suis revenue. Et donc maintenant, je mêle les deux, parce qu'évidemment, ça se mélange quand même bien. Mais je ne donne aucun cours sur genre et informatique. C'est un peu triste, mais je n'ai pas été recrutée pour ça à l'origine. Alors, j'en glisse un petit peu par endroits, mais mon activité de prof d'UNI.
Magali Et au niveau du féminisme, alors ? Il y a eu Bourdieu. Ta directrice de thèse et après, comment ça s'est passé ? C’était quoi ton cheminement ?
Isabelle Ma mère nous a élevées dans l'idée que dans son temps, les femmes n'avaient pas la possibilité de faire ce qu'elles voulaient faire. Et en particulier dans sa communauté, parce que ma mère est juive d'Afrique du Nord. Et les hommes faisaient ingénieurs ou médecins. Et les femmes, qui étaient intelligentes, elles faisaient instit. Et donc je suis issue de trois générations d’enseignantes. Ma grand-mère et ses trois sœurs étaient instits. Ma mère était instit, puis prof de collège. Et je suis quand même dans l'éducation, l’uni.
Ma mère avait dit pour ma sœur et moi, on fera ce qu'on voudra, de préférence des sciences... Ma sœur est ingénieure.. Et mon grand-père m’avait dit qu’une fille ne pouvait pas être aussi intelligente qu’un garçon de toute façon, je l’avais rangé dans les dinosaures.
Les gens qui m’ont connue à 20 ans, aujourd’hui ne sont pas surpris que je me dise féministe. Moi à 20 ans, je pensais que c'était dépassé. Ce qui fait aussi que quand j'étais en informatique, je me considérais comme un mec comme les autres. J'avais Kim Basinger dans neuf semaines et demie sur mon fond d'écran, comme les potes. En n'ayant pas du tout conscience de ce que ça pouvait véhiculer. Je faisais des blagues de blonde, comme les potes. Par contre, des fois, on dit « et les femmes, elles sont pires que les mecs » Non. J'ai participé au malaise des filles de ma promo qui étaient moins bonnes que moi et qui n’étaient pas inclues dans le groupe des geeks, mais je n'ai jamais diffamé sur leur moralité, leur sexualité ou des choses comme ça. Donc quand même pas pire, mais j'ai participé. Ça, c'est très clair. C'est à dire qu'il y avait les vrais, dont j'étais, et puis il y avait les filles qui auraient mieux fait de faire secrétariat. Ça, c'était moi en informatique, en gros.
Ensuite, j'arrive en sciences de l'éducation et là, il y a Bourdieu qui commence à sonner une cloche qui faisait écho à ce que ma mère disait. Je me rends compte que la place des femmes n'est pas réglé. Et alors, je tombe des nues. Mais je n'étais pas avec n'importe qui en cours.
J’étais en Philosophie de l'éducation, alors que c'était les 50 ans du 2e sexe de Simone de Beauvoir. Et je me suis dit « La prof est féministe, c'est l'anniversaire, je vais faire mon exposé sur le deuxième sexe c'est stratégique. » J'arrive dans la librairie, je me dis « Merde, ça fait deux tomes quand même ! ». Mais c'est comme ça que j'ai lu le deuxième sexe. Ça y est, j'avais tout pour être convaincue de la cause.
À partir du milieu de mon premier semestre de maîtrise, j'ai commencé à me dire que j'étais féministe. C'était la période aussi où les chiennes de garde commençaient à faire parler d'elles. Et les chiennes de garde avaient un forum Internet. Je trouvais ça fort intéressant et je suis devenue modératrice du Forum des Chiennes de Garde. Ça a pris du volume. À un moment, on a été sept modératrices en parallèle. C'était un forum vraiment très actif. Il y avait un fil sur ce forum qui s'appelait « Banalité des violences sexistes et sexuelles » qui aurait pu être #metoo si les réseaux avaient été plus larges, mais où il y avait déjà une longue liste de dénonciations de des violences sexuelles. J'ai fait mon militantisme à l'époque aux chiennes de garde, tout en poursuivant mes études. Comme je ne connaissais rien à rien, vu que je débarquais en socio, je me suis dit « Bon rattraper tout le retard d'un coup, ce n'est pas possible. On va se focaliser sur ce qui nous passionne, les rapports sociaux de sexes. » J'ai passé deux ans maîtrise/DEA, à lire sur les rapports sociaux de sexe.
Magali On parle beaucoup du burn out militant. C'est vrai que, par exemple, nous, quand on a créé le magazine, la première chose qu'on a dit, c'est « On fait attention à ne pas se mettre en burn out militant parce qu'on porte déjà beaucoup de choses et le but n'est pas de s'effondrer. » Avec cette expérience de plongée dans le féminisme aussi intense, est ce que c'est quelque chose pour laquelle tu as une réponse sur comment faire en sorte de ne pas s'épuiser, de ne pas éteindre la flamme au fur et à mesure ?
Isabelle Quand j'ai rencontré en même temps les études de genre qu'on appelait rapports sociaux de sexe et le militantisme. Au début, je ne voyais pas pourquoi on me disait « C'est un problème d'être dans le militantisme et d'être dans la recherche. » J'ai fini même par être vice-présidente des chiennes de garde à un moment, tout en faisant ma thèse. Et au bout d'un moment, j'ai compris. J'ai compris que la posture militante demandait une entièreté qu'on ne pouvait pas avoir dans la recherche.
Je ne dis pas que quand on est militante, on déforme les choses, mais ce n'est pas la même posture. Et par ailleurs, moi, et c'est toujours vrai, le figaro me demande une interview, je parle au figaro. L’Huma me demande une interview, je parle à l’Huma. Valeurs actuelles, non, il ne faut quand même pas déconner. Il y a des gens avec qui on peut avoir un discours et puis d'autres pas. Cnews m'a demandé, j'ai dit plutôt mourir. Mais sinon, si j'étais vraiment militante, je n'irais pas parler au figaro ou à L'Express. Par contre, quand je vais au Figaro, je dis ce que je veux. Et aussi à l’Huma, je dis ce que je veux. Et une fois, on m'a dit « Attends, je t'envoie les éléments de langage pour que tu puisses t'aligner. » Certainement pas.
Donc ça, je peux le faire en tant que chercheuse. Si j'étais militante, ce ne serait pas pareil. Parce qu'il y a de la stratégie, il y a de l'intelligence politique, il y a des alliances à tenir. Et en tant que chercheuse, je n’ai pas à le faire. Donc j'ai bien compris que ce n’était pas la même posture.
En fait, je dirais je ne suis pas tellement militante. Et je suis protégée d'un certain nombre de choses parce que je ne suis pas souvent sur le terrain du militantisme. Je ne vais pas au feu et je ne prends pas les coups non plus. J'ai choisi d'avoir une posture de chercheuse. Je ne dis pas que je ne me prends rien de désagréable, forcément, avec ce sur quoi je parle, ça arrive, mais ce n'est quand même pas la même chose que d'aller au feu. À l'époque, j'étais avec une copine qui militait à l'extrême gauche et dans le féminisme. Elle était mal à l'aise de venir faire une communication de recherche devant 10 personnes qui allaient éventuellement l'embêter sur son contenu, mais elle harangue des moustachus de la CGT dans un amphi. Chacun son job. Moi, je suis restée en recherche, elle est restée en militance. Ça, c'est une première chose.
La deuxième chose, c'est que moi, je suis payée pour ça. Temps plein, toute la journée, je fais du genre. Vous, vous faites le militantisme en plus de votre boulot. Quand vous avez fini votre boulot, vous allez faire des trucs féministes. Moi, je fais ça tout le temps. D'ailleurs, quand j'ai fini mon boulot, je vais aller voir des blockbusters au cinéma. J'ai des collègues qui me disent « Il y a un super film féministe, tu l'as pas vu ? » Non, parce que je n'ai pas envie de faire du boulot sur mon loisir. Je n'ai pas vu La servante écarlate. Je n'ai pas vu La nuit du trois août, non plus. Moi, le genre, c'est temps plein dans ma journée et clairement plus que 40 heures par semaine. Donc sur mes loisirs, je fais du loisir. Je vais voir des blockbusters avec des super héros.
Après, j'ai quand même une posture militante parce que quand je te parle ou quand je vais parler au Forum PHP, c'est du militantisme, ce n'est pas de la recherche. C'est de la diffusion de mes travaux, et je les diffuse pas de façon neutre. Je viens avec des préconisations, je viens secouer les gens, je viens les interpeller. Évidemment, quand je fais ça, et parce que je le fais, il y a une part de militance qui découle de mes sujets de recherche.
Par ailleurs, je ne prends pas grand-chose personnellement. Mais aussi, j'ai le statut qui me le permet. J'ai un bon travail, j'ai une position stable, je suis en CDI à l'État de Genève, j'ai un bon revenu et j'ai un statut qui me permet de passer en force avec l'argument d'autorité. Ce n'est pas mon argument préféré, mais quand on m'attaque de manière crétine ou méchante, je riposte. Et ça aussi, évidemment, ça protège.
Magali C'est sûr. Comme ça fait partie de ton métier, tu peux vraiment cadrer ton temps. Moi, je vois, comme c'est pas mon métier, je finis par en faire dans mon métier, dans ma vie personnelle, dans ma vie... Tous mes hobbies sont presque liés à ça et du coup, il y a des moments où j'ai l'impression que je ne fais que ça. Je suis obligée de recadrer en me disant « Non, attends, là, tu te calmes un peu… ».
Isabelle Par exemple, dans les repas avec les potes ou quand je rencontre des gens, quand on me demande ce que je fais comme boulot, je suis sociologue. Sociologue de quoi ? En éducation. Et c'est tout. Parce que je suis pas un service public du féminisme ou un service public du genre. Je n'ai pas envie d'en parler à des gens où je sais qu'il va falloir que je reprenne très, très loin et qu'au bout d'une demi-heure, ils diraient « Ouais, non, c'est intéressant. » ça finit par me gâcher mes repas conviaux. Donc voilà, je suis sociologue de l'éducation et ça suffit. Et j'en parle pas plus que ça. Des fois, on me dit « Isabelle, il faut absolument que tu parles à cette personne parce qu'il faut que tu la convainques ». Non. Déjà, elle n'est pas statistiquement significative. Moi, je fais ça toute la journée. Là, c'est dimanche. Et les gens ont du mal à comprendre ça.
C'est ma passion et je mettrai toute l'énergie qu'il faut dans les moments où il faut. Mais pas entre la poire et le fromage, pour quelqu'un que je reverrai pas et qui ne m'est rien. Pour les gens qui sont mes amis, je mouille la chemise, mais sinon, je suis pas VRP du féminisme non plus.
Magali C'est vrai que ça peut être très lourd à porter le fait de devoir refaire la pédagogie tout le temps avec les gens, de devoir tout le temps... Et du coup en parlant de pédagogie… Quand on dit qu’on veut que la tech change, on nous renvoie souvent à l’école et on nous dit qu’il faut changer la façon d’éduquer les enfants. Et, la pédagogie, c'est hyper important, c'est ton domaine de travail et clairement, on va pas revenir dessus, il faut absolument améliorer la pédagogie des enseignants dès la maternelle pour que le côté « genré » s'efface. Mais moi, ma question, c'était du coup, est ce que tu penses qu'on peut quand même avoir un levier d'action sur l'industrie telle qu'elle est aujourd'hui ? Ou est-ce que tu penses que quelque part, c'est foutu pour notre génération ? Il n'y a plus qu'à attendre les nouvelles générations qui petit à petit, vont amener un changement.
Isabelle L'entreprise dit que c'est la faute à l'enseignement supérieur qui dit que c'est la faute au lycée, qui que c'est le collège « ils sont déjà tous stéréotypés, les ados, on n'y peut rien » qui dit qu'il faut faire ça en primaire, qui dit à la maternelle, qui dit chez les parents, je pense qu'in utéro, on a un problème ! Renvoyer le problème sur l'amont, c'est un grand classique, d'une part, pour se dédouaner, évidemment. D’autre part, il y a un côté raisonnement logique, mais qui là ne convient pas du tout, qui dit si on prend le problème à la base, on va former des enfants tout déstéréotypés et ils vont grandir en étant tout déstéréotypés. L'espace d'une génération, le problème sera réglé. J'ai 50 ans, l’argument : l'espace d'une génération, on me le fait depuis 20 ans, je sais que ce n'est pas vrai.
Et en même temps, c'est complètement illusoire de te dire qu’on va former des enfants à l’égalité à cinq ans, et dans ce monde qui est inégalitaire, ils vont être capables de maintenir ce façonnage. Enfin ce n'est pas de la pâte à modeler les enfants ! Penser qu'on va produire des enfants nouveaux pour générer un monde nouveau, c'est de la pensée magique. Par ailleurs, on a tendance à penser que l'école est en amont de l'entreprise. C'est l'inverse. C'est contre intuitif ce que je dis, mais c'est l'inverse. C'est à dire quand on dit aux gamins de 15 ans « Les métiers n’ont pas de sexe. » Ils ont aucune raison de le croire. Ils voient bien que dans la petite enfance, dans l'informatique... Ils vont dire, quand même, il y a des métiers de filles. Comment fabrique-t-on ces intérêts ? Comment on choisit ce qu’on « aime » ou pas ? Évidemment, en regardant autour de soi, y compris l'industrie. Donc clairement, le monde du travail a sa part de responsabilité.
Évidemment, l’informatique est un des rares domaines où la théorie du vivier tient la route, c’est-à-dire d’affirmer : « Il n'y a pas de vivier, donc on peut pas embaucher. ». Mais quand on entend : « Je prends que des ingénieurs de grandes écoles. » Ah bah OK, étant donné qu'il y a 28% de filles qui font maths sup, si tu prends que des ingénieurs de grande école, tu tapes dans un vivier de 28%, c'est verrouillé. Si tel est ton raisonnement de recrutement, en effet, tu ne peux rien faire, mais il faut penser en dehors de la boîte. Il y a des contrats de qualif, il y a des reconversions. Il y a parfois, en interne d'une entreprise, des nanas qui sont arrivées au bout d’un job dont elles ont fait le tour. Et là, on pourrait leur dire « L'informatique, t'y as pensé ? »
On voit des universités ou des écoles d'enseignement supérieure, en deux ans, arriver à avoir 40% de femmes dans leur effectif, sans les prendre à la maternelle, ça veut dire qu'on peut bouger les choses à tous les niveaux. Si les universités peuvent le faire, l'entreprise peut le faire, en réfléchissant sérieusement au problème, avec des personnes compétentes sur ces sujets.
Magali Justement, dans Les Oubliées du numérique, tu parles du fait que toutes les histoires de coaching pour négocier son salaire, ce genre de choses, que ce n'est pas pertinent parce qu'en fait, finalement, maintenant, on voit que les femmes négocient aussi. C'est juste qu'elles sont pas perçues pareil quand elles négocient, pas reçues pareil quand elles négocient. C'est un peu la même chose avec le recrutement. On dit toujours aux femmes qu'il faut... Moi, je sais qu'on arrête pas de nous dire « Sur le CV, mettez ça, ça, ça en valeur, en entretien, soyez bien assertives, montrez bien machin. » Bref, on essaie de nous coacher pour nous intégrer mieux aux entreprises. En gros, c'est libérez-vous, démerdez vous.
Isabelle On leur fait porter la responsabilité de leur exclusion.
Magali C'est ça.
Isabelle Stratégiquement c'est pas con, il faut le noter.
Magali C'est clair. Mais du coup, la question, c'est est-ce qu'on devrait pas plutôt faire porter cette responsabilité aux entreprises ?
Isabelle Je pense que c'est faisable. Il faut faire les deux à la fois. Puisqu'on a sapé la confiance en elles des femmes, puisqu'il y a une censure sociale qui s’applique de la naissance à l'emploi, oui, il faut faire des actions de renforcement auprès des femmes, du rattrapage. Parce que ce qu'on a vécu a tendance à produire des discours de l'ordre de l'auto censure, une certaine réserve, un manque de confiance en soi, des difficultés à se présenter en public… D’où la nécessité de renforcement.
Par contre, évidemment, ce n'est pas durable, c'est à dire que tant qu'on ne change pas le système, on aura toujours besoin de pédaler. On peut pas dire « Voilà, pour cette génération-là, c'est foutu, mais là, pour celle d’après on va changer le système. » Donc, il faut aussi renforcer les femmes, sans être dupe aussi de quand on le fait, sinon, ça peut être culpabilisant. C'est à dire, il ne faut pas que les femmes finissent par se dire « Alors, j'ai fait le coaching, j'ai fait l'apprentissage, la formation et je n'y arrive toujours pas. Vraiment, je suis nulle. » Tu n’es pas nulles, tu es dans un système qui ne t'avantage pas.
Mais par ailleurs, oui, bien sûr, les entreprises peuvent se changer. Moi, il y a un exemple que je trouve frappant et indépendamment du fonctionnement de cette entreprise, c'est Orange. C’était comme beaucoup d’entreprise de la tech, très sexiste. À un moment donné, ils ont dit « Fini de rire, on va arrêter de gâcher les talents. On va détecter les profils féminins avec du potentiel. On va expliquer aux managers sexistes qu'il va falloir qu'ils s'y prennent autrement. On va changer la donne. » Ils ont mis en place des programmes à différents niveaux. À la fois la prise en main des managers pour qu'ils fassent les choses différemment, à la fois de l'encadrement du profil de femmes, du suivi. Bref, ils ont fini par monter un middle management plus féminin, puis un top management plus féminin et maintenant on a une patronne à la tête d'Orange.
Magali En 20 ans de carrière, tu as vu des évolutions dans la lutte contre les discriminations de genre ? Est-ce que tu as vu des nouveaux enjeux ou est ce qu’on est toujours sur les mêmes luttes exactement et ça n'avance pas ?
Isabelle Il y a une énorme évolution. C'est qu'il y a 20 ans, ce sujet, ce n'était pas un sujet. En 2015, la Société informatique de France a consacré une journée à Femmes et numérique, où j'ai été invitée. Et j'y ai retrouvé des gens que j'avais interviewés dans ma thèse, des femmes qui étaient ravies qu’enfin le sujet émerge et j'ai rencontré des administrateurs de la CIF qui m'ont dit « Il faudrait quand même qu'on finisse par comprendre comment ça se fait qu'on est excluant. Parce que comme il n'y a pas de cerveaux roses et de cerveaux bleus, il n'y a pas de raison que les filles ne viennent pas. » Et là, c'était un changement de paradigme complet. On passait de « Elles ne veulent pas venir donc, on ne va pas les forcer » à « qu'est-ce qu'on fait de mal ? » Donc là, tu peux commencer à bosser.
Même si effectivement, depuis 2015 les chiffres n'ont pas explosé, c'est le moins qu'on puisse dire. La prise de conscience qui s'est faite peu à peu, c'est un progrès colossal parce qu'à partir de là, on peut commencer à travailler. Deux ans après, c'était #metoo. Ce n'est pas du tout un hasard. Ça veut dire que #metoo n'est pas sorti du néant. Il était prêt à sortir parce qu'on avait des mentalités qui avait changé. #metoo, j'avais peur que la poussière retombe dans les deux mois et la poussière n’est en fait jamais retombée. Maintenant quand on sait que le harcèlement ça existe, le harcèlement de rue, le sexisme ordinaire, les violences… peut-être qu'il y a des gens qui continuent à dire « Les femmes exagèrent », mais on ne peut pas le dire aussi fort. Et puis surtout, on est crédible. C'est ce secret de polichinelle qui a explosé aux yeux de tout le monde. Ça aussi, c'est énorme. Maintenant, on n'est plus sur refaire le constat, il faut arrêter de refaire les constats, il faut passer à l'action et pas forcément convaincre tout le monde un par un. Il faut passer à l'action et entraîner les gens dans l'action. Surtout pour ceux qui pensent que c'est réglé, si c'est réglé, on y va, on passe à l'action.
Les nouvelles thématiques qui sont sorties, c'est très clairement la question trans. Non pas parce que c'est « une épidémie de la modernité », évidemment. On n'a jamais été aussi pénible avec les petits sur rose/ bleu fille/garçon. Il y a moins de marge de manœuvre aujourd’hui que quand j'étais petite, par exemple. Moi, quand j'étais en informatique, j'étais coiffée en brosse. Quand je m'habillais bien, je m'habillais en tailleur pantalon, c’était une mode possible pour les femmes. L’avantage, d’être en informatique, c’est qu’on me laissait tranquille avec les codes de la féminité. À l'époque, les mot trans ou non-binaire n'existaient pas pour le grand public. Aujourd'hui, je suis une femme cis, hétéro, mais à une époque de ma vie à ce moment-là, peut-être pour être plus en adéquation avec ce que j'avais envie de réaliser en informatique, peut être que j'aurais utilisé le terme non-binaire. Et puis il y a de nombreuses façons d'être trans ou non binaire. Il y a les personnes qui veulent complètement bouger. Il y a les personnes qui voudraient être considérées en dehors de la binarité féminin/masculin. Il y a des personnes qui vont osciller, qui ont envie de jouer avec le genre. Cette marge de manœuvre que je pouvais avoir sans qu'on me mette des étiquettes dans les années 90, du moins en informatique n'existe plus.
Un autre enjeu nouveau c’est la neurodivergence... On teste aussi de plus en plus les gens et on norme de plus en plus les gens. Quand j'étais petite, il y avait très peu de choses qu'on allait vérifier. Et bien sûr, dans la classe, il y avait certainement des gens qui étaient TDAH, HPI ou autre mais on ne le savait pas. L'école ne permet plus ces espaces d’hésitation ou de tâtonnement parce qu'elle est de plus en plus compétitive. On se met à tester les gens, à accrocher tout un tas d'étiquettes. Une fois que les gens ont leur étiquette, qui est parfois un stigmate, ils ont envie de se le réapproprier. Ça aussi, ce sont des choses qui émergent.
On m'a fait passer un test quand j'étais petite pour savoir si j'étais haut potentiel. Je n'ai jamais eu de résultat. On a voulu me faire sauter une classe, j’ai refusé parce que j’étais en classe Freinet et que c’était le paradis. De temps en temps, quand je vois cette tendance aux tests, j'y repense en me disant « Qu’est-ce que ça a donné ? Si j’avais été un garçon, est-ce qu’on en aurait fait quelque chose ? » En même temps, je comprends que des gens revendiquent une identité parce qu’ils n’arrivent pas à fonctionner dans une société vraiment intense, faite pour des neuro-typique et que ça leur rend la vie invivable.