Interview : La librairie Majo

La librairie Majo existe depuis trois ans à Paris et Juliette, une des deux fondatrices nous parle de ce qui y est fait et des idées qui y sont défendues.

Tu peux me présenter les personnes derrière la librairie, tu m’as dit que vous étiez deux ?

Ouais exactement, on est deux, donc Juliette (moi) et ma collègue et co-gérante Margot. On s'est rencontrées il y a 14 ans pendant nos études. On a longtemps été en coloc, d’abord au Havre, après on a fait notre année d'échange à Tokyo, puis on est revenues à Paris. Et même après le fait qu’ont ait pris des apparts solo on est restées très proches. On a eu des parcours professionnels assez différents, on était en licence ensemble et en master on a fait des choses très différentes pour finir par arriver au même point : en février 2021, on n’était pas bien. Margot était en burn out et moi j'étais pas loin. Du coup les planètes se sont alignées, on a lancé l'idée de la librairie et voilà. On a mis un an et demi à ouvrir, mais nous voici, depuis octobre 2022.

D’ailleurs, par rapport aux études, vous avez toujours été dans le monde du livre ?

Jamais, c'est un grand freestyle. On a fait sciences Po toutes les deux. Après Margot a fait un master en sécurité internationale, je crois, et moi j'ai fait un master en histoire du cinéma. Et du coup elle, elle a commencé sa vie pro, elle a fait du conseil et après de l'immobilier, et moi j'ai fait du journalisme, puis j'ai travaillé un peu dans le cinéma d'animation. Et voilà, en fait ! On lit beaucoup depuis toujours, ça a toujours été un refuge, sans qu’on fasse d'études pour devenir libraires, et on travaillait pas du tout dans le monde du livre. On a quand même fait de multiples formations pendant un an et demi, avant d'ouvrir, histoire d'avoir les bases, pour pas être en complet freestyle... Mais ouais, c'est full reconversion après le début du COVID.

Note : Le COVID est toujours d'actualité et les variants restent dangereux, la situation sanitaire est toujours préoccupante.

Et il y a d'autres choses qui vous ont motivées pour faire une librairie ?

Les livres déjà en vrai. Être entourées de livres au quotidien, c'est quand même un environnement de travail assez cool. Et aussi, je pense qu'on avait très envie d'avoir quelque chose à nous, besoin d'indépendance, de monter un projet de toutes pièces et en accord avec avec nos valeurs. Parce qu'on a travaillé pour des gens avec qui on n'était pas full raccord quoi. Et dès le début, on savait qu'on voulait une librairie féministe et mettre en avant des voix qui ne sont pas forcément mises en avant dans toutes les librairies. C'est une combinaison de tout ça, amour du livre, envie d'indépendance, envie de remettre un peu de sens au quotidien et l'envie de travailler ensemble. C'est un projet d'amitié aussi, et ça a beaucoup de sens pour nous.

Est ce que tu as des anecdotes sur comment ça s'est passé justement de février à 2021 à octobre 2022, votre périple, la réalisation du projet ?

Alors, pendant tout ce temps Margot et moi on est restées dans nos jobs respectifs, donc il fallait bosser les soirs et les week-ends pour essayer de mettre tout ça en place. Margot a bossé sur un business plan. Et une fois que c’était assez solide à nos yeux, on est allées démarcher des banques pour obtenir un prêt, on a dû faire quelques banques au début, mais en fait c'est arrivé assez vite. Il y a un un banquier qui a voulu nous faire confiance. Et puis une fois qu’on avait l'accord de prêt, il a fallu chercher un local. On ne voulait pas du tout s'implanter ici, là on est dans le 5e, comme tu le sais, on voulait aller plutôt rive droite, ça avait plus de sens pour nous mais en fait on avait visité quelques locaux qui ne nous plaisaient pas particulièrement. Finalement, quand on nous a proposé celui-ci, on savait que le quartier n’allait pas être forcément facile, la rue n’est pas très passante, mais le local est tellement beau. Dès que nous sommes entrées, il y avait des pierres au mur, on était là, on s'est projetées tout de suite.

Et un an et demi entre une idée et une ouverture en vrai c'est assez rapide, on a eu de la chance sur la banque, on a eu de la chance sur le local. Enfin on a dû visiter trois locaux je crois en tout. On n'a pas eu trop de déconvenues, on a eu beaucoup de chance. C’est au moment des travaux, qu’on a eu des petits soucis avec le prêt. C'était compliqué, mais au final, tout a fini par bien se goupiller parce qu'en gros, ils voulaient pas libérer le prêt. Et ce qui me choque encore, c'est qu’en fait pour pour que t'obtiennes un prêt, ils te font des questionnaires de santé. En gros ils t'accordent le prêt si tu vas pas genre clamser, et moi j'avais j'avais été honnête et j'avais dit que j'avais des galères de santé… Et ils m'ont demandé des documents supplémentaires, ça a pris vachement de temps. Et j'ai cru qu’ils allaient pas nous libérer le prêt pendant un moment. Du coup j'ai dû batailler avec la banque pour les rassurer, au final tout s'est bien fini, mais ce moment-là était hyper stressant. Puis après les travaux, on a ouvert le 18 octobre 2022 très précisément.

Vous aviez des objectifs particuliers que vous vouliez réaliser dans l'année ?

Essayer d'à peu près survivre. On voulait faire des rencontres, animer des événements, et cetera au sein de la librairie, malheureusement, on ne l'a pas beaucoup fait sur les premiers mois parce que nous avions besoin d’être à peu près à l'aise dans notre quotidien d’abord. On a quand même fait une première rencontre, parce qu'on a eu une opportunité incroyable, genre un mois après l'ouverture, on nous a proposé une rencontre avec un·e auteur·ice incroyable que Margot adorait, et qui venait du Canada, un truc absurde ! On nous l'a proposé·e comme ça, et c'était trop bien, il y avait la queue dans la rue. Donc c'était, c'était assez fou. Et puis après on a commencé un cycle de rencontres plus régulier à partir de janvier, donc trois mois après l'ouverture.

Sinon comme autres objectifs je pense qu'on aurait et on veut encore embaucher, avoir quelqu'un en plus, on ne peut pas encore se le permettre, mais c'était l'objectif dès le début. On savait qu’être à deux, ce serait évidemment très difficile. On aurait bien aimé être à trois, mais je ne sais pas quand est-ce que ce sera possible. À chaque rentrée on se dit que peut-être on pourra, peut-être, enfin ça fait que 3 ans tu me diras mais déjà l'année dernière j'avais espoir qu'au bout de 2 ans on puisse embaucher. Ensuite je me suis dit que peut-être au bout de 3 ans, et en fait ce ne sera quand même pas possible donc, 4 ans, 5 ans, 6 ans, je ne sais pas.

Et vous êtes installées pour rester à cet endroit-ci ?

Déménager on y a pensé, parce que je sais pas si tu sais, mais on a quand même traversé de grosses difficultés. En fait le local est très beau mais il est très cher, ça pèse énormément et ça nous fragilise beaucoup. Et donc on a réfléchi effectivement à la nécessité de déménager ou pas, mais il faudrait aussi quand même pas mal d'argent à débourser d'un coup. Donc peut-être qu'on pourrait avoir des subventions à un moment qui pourraient financer plus ou moins un déménagement mais en tout cas c'est pas dans les objectifs à court terme. Puis on a un prêt sur 6 ans et demi, donc dans l'idéal on aimerait le rembourser, après on sera plus libres.

La date d'ouverture était le 18 octobre 2022, alors, ce fameux jour d'ouverture s'est passé comment ?

J'ai pas tellement de gros souvenirs de la première journée mais je crois que j'étais quand même un peu intimidée. Tu utilises des outils que t'as jamais utilisés, des logiciels, et cetera. T'as pas envie d'avoir l'air de pas savoir auprès de la clientèle qui te fait confiance... Et en plus à l'époque on avait une partie café. Ah si, je me souviens, les premiers clients, c'était des gens au café qui étaient venus se poser directement devant la vitrine. On a fermé la partie café au bout d'un an parce que ça ne marchait pas très bien. Et on s'est dit qu'on allait faire autre chose, plutôt une partie papeterie. Mais sinon ça c'était bien passé la première journée, c'était cool, c'était excitant et mélangé à de l’appréhension. Et puis on avait fait déjà une préouverture le 15 octobre avec une grosse soirée et on avait commencé à faire des ventes auprès de nos proches, donc c'était moins intimidant.

Du coup vous aviez commencé par une partie café, tu as parlé d’une papèterie, tu peux m’en dire plus ?

On travaille principalement avec les artistes en direct. On a à cœur de travailler avec des artistes indépendant·es, des créateurices. À part quelques articles en achats groupés, on a quand même choisi nous-mêmes les artistes. D’autant que ça permet d’avoir plein de choses très différentes, des prints, des stickers, des petits cahiers, on a des broderies, des pochettes de livres, des bougies, des tarots, on a vraiment plein de trucs, des porte-clés, des pins... Et ça plait vachement, c’est plus intéressant que l’ancienne partie café, et surtout, ça va dans notre démarche. Vraiment, on est trop contentes et ça se passe hyper bien.

En autre activité, on a de l’animation d'événements, des rencontres avec des auteurices, des dédicaces et pas mal d'ateliers aussi. Là justement il y en a un pour de la création de tampons d'ex-libris, mais on a aussi des ateliers de broderie, des ateliers d'écriture, des cercles de lecture. Enfin, on essaie de de faire plein de trucs différents.

Est-ce qu'il y a d'autres choses ? Parce que je sais que vous faites du coworking aussi.

Oui, on a ouvert l'espace coworking il n'y a pas très longtemps parce qu'en fait on a un grand sous sol et ça faisait deux ans qu’on savait pas quoi en faire parce qu’on ne voulait absolument pas qu'il y ait des livres en bas. On s'est dit qu'on ne voulait pas mettre des livres qui soient vraiment très inaccessibles, on a préféré que tout soit au rez-de-chaussée. On ne savait pas quoi faire parce qu'on a quand même quarante mètres carrés au sous-sol. Et l'espace est joli... Donc on a tenté le coworking, et ça prend petit à petit, ça va faire deux mois.

Et est-ce que vous avez d'autres activités prévues ou des événements ?

Tout notre programme d'évènement est disponible sur notre site internet. Sinon, on a réfléchi à faire de l'occasion à un moment. Mais peut-être à long terme, parce que c'est très différent du livre neuf, on pourrait penser que c'est à peu près pareil, mais en fait pas du tout, ce ne sont pas les mêmes circuits, ni les mêmes lois qui encadrent les deux marchés, donc ouais peut être plus tard.

Sinon, on vend aussi en ligne, on a lancé un site internet un an après l'ouverture. Et on vend soit en Clic and Collect, soit en livraison. Il y a des périodes où ça marche mieux, entre septembre et décembre, enfin pré Noël, ça marche toujours beaucoup mieux.

Vous choisissez comment les œuvres que vous proposez ?

On choisit en priorité les voix minorisées. Donc déjà t'as un tri de base qui est plus ou moins fait et puis après on choisit en fonction des sujets qui nous plaisent, de nos coups de cœur, des auteurices et de ce qu'on aime beaucoup et ensuite, des meilleures ventes. Il y a des auteurices avec qui j'ai pas forcément d'affinité, mais je sais que ça part bien, après si la personne est problématique, on y va pas, même si ça fait vingt mille exemplaires assurés de vente, on n'y va pas.

Après on fait quand même à la commande, parce que t'as pas le droit légalement de refuser les commandes. Donc s’il y a quelqu'un qui vient te commander du Houellebecq, légalement tu n'as pas le droit de lui refuser. On arrive parfois à contourner en proposant d’aller chez d'autres librairies qui doivent l'avoir autour. Bon après en vrai, c'est assez rare qu’il y ait des gens qui viennent me demander des trucs très graves. Mais sinon, on vend un mix des voix qu'on a envie de mettre en avant, les coups de cœur, les meilleures ventes, etc.

On a parlé du site, tu as mentionné Instagram, est ce que vous avez d'autres réseaux ?

On est très très présentes sur Instagram. On a été assez présentes sur TikTok, beaucoup moins depuis un petit moment, parce que j'ai plus le temps de m'en occuper. Et c'est tout ce qu'on a. X (anciennement Twitter) jamais eu. Et effectivement on est assez assez présentes sur Instagram, parce que ça nous ramène des gens tout simplement. Comme je disais, la rue n’est pas très passante donc il a fallu se faire connaître autrement que par le quartier car on n'a pas forcément une clientèle de quartier à part les étudiants de Jussieu, et certaines personnes qui nous aiment bien. Donc il a fallu aussi se faire connaître ailleurs et des autres quartiers, et grâce à ça, maintenant on a des gens qui viennent de loin, à l’occasion d’un week-end à Paris, du Havre, du Bordeaux, des gens qui viennent de l'étranger. Et ça c'est trop cool. Je ne compte pas le nombre de personnes qui me disent nous avoir connues sur Instagram. Ça peut pas se quantifier, je pense mais vraiment c’est important.

Est-ce que tu peux me raconter une journée type ?

C'est hyper dur ! Déjà 2 journées qui se ressemblent, c’est pas gagné. Bon, quand même, on a des tâches qui reviennent... Déjà en semaine tous les matins t'as tes cartons de livres qui t'attendent en livraison, tu les réceptionnes, tu les déballes, et tu les ranges, donc ça c'est une tâche récurrente du mardi au vendredi. On fait ça tous les matins, et puis après, moi je m'occupe de la communication, qui prend beaucoup de temps. Margot elle s'occupe de toute la compta. Puis le reste, ce seront des choses très différentes qui vont émerger, des urgences qui vont arriver, au milieu des habituels encaisser, conseiller les lectures, la tenue de la librairie de manière générale, répondre aux mails, lire beaucoup, beaucoup lire. Et puis préparer les événements, les programmations, préparer les rencontres parce qu'on est à ta place aussi parfois, on doit poser des petites questions.

Mais il y a pas vraiment de journée type, j'imagine que dans des librairies plus grandes, ça doit être beaucoup plus cadré mais nous on est deux. Et puis puis il y a des journées où juste on passe 3h de à faire des gossips, enfin c'est vrai que on on a cette liberté là aussi, bon tout ça entre quand même les obligations habituelles.

Est ce que vous proposez aussi des auto-éditions ?

Oui, un petit peu, surtout en poésie, parce qu'on a une forte fibre poésie quand même. C'est un rayon qui est pas mal mis en avant chez nous, qu’on défend beaucoup et du coup on a pas mal d'auto-édition en poésie. Puis un petit peu en roman, un petit peu en jeunesse, en BD, je crois aussi en sciences humaines. Enfin, en essais, on a des zines aussi par exemple. Les zines c’est souvent complètement auto-étidité, là par exemple, on en a un qui s'appelle la newsletter bie.

Est-ce que c'est facile de trouver les premières dédicaces quand on commence ?

Alors, habituellement, non et vraiment je ne sais pas pourquoi on nous a proposé cette opportunité quand on a ouvert, vraiment Xiran Jay Zhao c'est une superstar, il y avait la queue presque jusqu'au bout de la rue, c'était trop bien. Mais après au début, faut quand même que t'ailles vers les maisons d'édition, faut que tu te fasses connaître, faut qu'iels te fassent confiance. De plus en plus maintenant qu'on est un peu mieux identifiées, ce sont les maisons d'édition qui viennent vers nous, mais ça nous arrive encore d'aller vers elles quand on voit une rencontre dans les programmes ou un·e auteurice qu'on a très envie de défendre. Et puis par exemple, les rencontres autour d'essais féministes vont être de manière générale proposés à des librairies féministe en priorité.

Des expériences les plus mémorables depuis t'a commencé ?

En vraiment pas bien, il se trouve que pendant deux ou trois mois on était un point mondial relais, parce que justement on s'est dit que ça permettrait de créer une clientèle de quartier de gérer les colis. Et c'était horrible. En fait, le personnes ne sont pas forcément sensibles, à ce qu'on défend. Iels viennent juste déposer ou retirer leurs colis, et notre clientèle est adorable de manière générale. Vraiment très peu de problèmes. Mais alors les personnes du mondial relais, c'était vraiment dur cette période, donc on a arrêté au bout d'un moment. Donc ouais ça c'était mémorable mais pas positivement.

Et un moment bien, je pense que c'est quand on a lancé l'appel à soutien. Quand fin août dernier on a communiqué sur les réseaux sociaux pour dire que ça n’allait pas, on a eu un raz de marée le week-end suivant. On n'a jamais fait un chiffre aussi important. Et puis de voir tout le soutien, tous les messages qu'on a eus, tous les gens qui nous disaient : « on ne veut pas que vous fermiez, vous êtes un lieu trop important » ça c'était assez incroyable. On n'a pas beaucoup dormi pendant les quatre mois suivants, parce que c'est vrai qu’il y avait beaucoup de monde, ce qui est génial et c'était un moment très cool, malgré la fatigue.

Du coup, le mot de la fin : est ce que y a quelque chose que vous aimeriez partager ?

Soutenez les librairies indépendantes, vraiment juste arrêtez d'aller à la Fnac. Il reste certaines personnes qui sont pas forcément sensibilisées mais la Fnac, s’en fiche de vendre des livres. Soutenez les librairies indépendantes. Venez en librairie parce que déjà c’est chouette et puis les librairies galèrent en vrai, c'est très très compliqué de faire vivre et survivre une librairie. Donc juste venez.

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