La curieuse oppression

Beaucoup de personnes ont tendance à justifier et tourner des oppressions en passant par l'excuse de la curiosité.

Les exemples et les détails que je donne concernent ici des échanges individuels entre deux personnes, dans tous les cas il n'est pas question de prendre un parti ou d'antagoniser la personne qui se montre curieuse, mais surtout de pouvoir analyser et exprimer les échanges dans ce qu'ils peuvent comporter comme oppressions. Par souci d'anonymat, je ne donnerai aucune description précise qui permettrait d'identifier des personnes ou des événements.

Je suis une femme trans, et cela fait maintenant quelques années que j'ai entamé ma transition. Et à ce titre, j'ai pu vivre certaines expériences de questionnements de la part de personne cis qui étaient présentées comme « de petites curiosités ».

Mes expériences

Les demandes sur mon morinom

Une des questions qui revient le plus souvent de la part des personnes ne nous connaissant pas avant transition, et découvrant notre identité de genre, c'est de nous demander notre « prénom d'avant » (qu'on appelle deadname ou morinom). Il faut comprendre que ce n'est pas juste mal placé, la dernière personne qui m'a posé la question, c'était une infirmière qui « voulait juste savoir si j'avais la tête de mon prénom d'avant », c'est extrêmement gênant, j'ai vécu ça comme une violence, et je ne suis pas la seule à le vivre ainsi.

D'une part, parce que cela n'apporte rien, mais également parce que nos identités sociales sont celles que l'on donne. Nos identités ne sont pas des noms de scènes, ce que j'ai pu entendre comme analogie dévalorisantes, ce sont nos identités, notre autodétermination. C'est qui nous sommes. Demander nos morinoms, c'est laisser supposer que ça aurait un quelconque intérêt, lors même que ce n'est pas pertinent. Si nous le vivons comme des violences, c'est parce que c'est un refus de légitimer cette identité.

« Et sinon, t'es opérée ? »

Cela vous arriverait-il de demander à une personne que vous connaissez à peine si elle a des hémorroïdes ? Même sur un site de rencontres la question ne vous regarde pas. J'y ai pourtant droit systématiquement, alors qu'on ne sait même pas encore si on va se voir. C'est même d'ailleurs souvent dans les cinq premières minutes de conversation que la question tombe. Je sais bien que ces applications sont tournées comme un accès à des relations physiques, et que l'on ne cherche pas à forcément s'écrire des romans, mais il faut comprendre qu'essentialiser et conditionner une personne à des attributs génitaux, est problématique.

Comment ne pas se sentir totalement déshumanisée ? Face à de telles questions je me sens souvent réduite à ce qui se trouverait sous mon bas-ventre. Je précise qu'on ne parle pas ici de préférences ou de critères par rapport à soi, mais bien de jugements comportementaux relationnels ou intimes associés à telle ou telle caractéristique physique.

La plupart du temps d'ailleurs, cette tournure sous forme curieuse, revient souvent si je n'y répond pas directement, une simple curiosité, mais qui semble quand même bien cruciale, sans oser le dire directement.

D'autant que le comportement de la personne peut éventuellement changer en fonction de la réponse. Et c'est en ça que je perçois que ce n'est pas une préférence, mais bel et bien un jugement. Que je réponde que je suis opérée ou non, des personnes ont déjà drastiquement changé leur manière de me parler, voire certaines me mégenraient si je n'étais pas opérées, ou se trouvaient bien plus intéressées (ce qui est tout aussi problématique, parce que je deviens dès lors une expérience fétichisée).

Un soir, une personne avec qui j'avais matché, s'est montrée assez intéressée quand je lui ai dit ne pas être opérée, mais dans la discussion ce fut sans que je perçoive de changement notoire. On décide de se rencontrer, le début de la soirée a été plutôt agréable, et ce jusqu'à un moment intime entre nous deux. Et c'est pendant ce moment de vulnérabilité, où je me sentais en confiance, que la personne s'est permise de sortir « c'est quand même dommage que t'aies une bite ».

C'est une violence a détruit une partie de moi à ce moment-là. Et cela a été très difficile pour moi par la suite d'avoir d'autres relations intimes après ça, d'ailleurs j'ai arrêté les applications suite à ça.

L'oppression sexualisante qui dépasse les frontières professionnelles

Et même en milieu professionnel, je tombe parfois dans des situations que je n'avais jamais connues avant ma transition.

C'est un implicite que je ne connaissais pas avant, une sorte de donnant-donnant que je ne comprenais pas. Le principe est simple, un peu sur le mode du « Je te donne un secret sans te demander ton avis, comme ça t'es obligée de m'en donner un en retour. ». Et ça m'est imposé sans mon consentement, des détails que je ne veux pas forcément connaître, et quand bien même, je n'ai pas envie d'entrer dans ce genre de chantage de curiosité.

J'ai mis du temps à comprendre que c'est un forcing pour assouvir une curiosité, mais c'est aussi un message de rappel de domination, conscientisée ou non. La personne s'autorise, sans considérer l'effet que ça peut avoir sur moi ce qu'on est en train de me partager intimement (je rappelle que c'est en milieu professionnel) mais également sans considération de ma volonté de garder des choses qui me sont personnelles secrètes. Je ne sais pas exactement quelle intersection entre en jeu ici, vu que ce n'est pas explicite, peut-être ma féminité ou ma transidentité ? Je penche sur l'une des deux, ou les deux, vu que c'est arrivé post-transition, mais je ne saurais laquelle.

Dans tous les cas, cela reste applicable à toutes les intersections, quand je discute avec mes adelphes, iels ont des expériences similaires. Une amie daltonienne me dit qu'on lui demande sans-cesse quelle couleur à tel ou tel objet pour elle, ce qui, comme ce que je partage, n'est pas « juste un agacement » pour elle, par exemple (ne faites pas ça).

Des expériences comme ces trois que je viens de présenter, j'en ai d'autres, et elles touchent toutes mes couches relationnelles, des personnes que je connais aux personnes que je ne connais pas ou que je fréquente professionnellement. Cela se pose pour mon morinom, ma morphologie, ma médication, mon orientation, mon physique (on m'a une fois demandé des photos d'avant transition, ce que j'ai déjà pu faire sur les réseaux par le passé, mais quand on te le demande, ça ne fait pas le même effet),

Et en définitive une relation n'a pas à vous imposer ce genre de question parce que...

Ce ne sont pas des questions bienveillantes

Ces questions sont posées à toutes les personnes qui ont des intersections

Que vous soyez une personne racisée, neuroa, handicapée, LGBT, etc, On a toustes droit à ces questions. Et si cela vous concerne, à chaque fois, demandez-vous si on vous les pose pour s'adapter à vous, pour vous donner de l'espace, pour vous écouter, ou alors pour assouvir une curiosité personnelle, voire pour « vérifier ». En règle générale, cela aide beaucoup à savoir si on doit se protéger ou non (mais pas systématiquement, malheureusement). Au moindre doute, vous avez le droit de refuser. Et si la personne s'en offusque, c'est que vous avez bien fait de vous abstenir de répondre.

Ces questions émanent d'un sentiment de supériorité

Tout à l'heure j'ai parlé de vérification, et effectivement souvent l'objectif est de juger. C'est purement et finalement une position d'ascendance que de s'octroyer un rôle de vérification, comme si nous ne pouvions pas nous autodéterminer dans mon cas, ou comme si nous n'étions pas sincères, dans d'autres cas, etc.

Et cela aboutit rarement à une acceptation ou une compréhension, d'ailleurs, faut-il nécessairement comprendre pour accepter ? Je ne crois pas. C'est plutôt être mise dans cette posture d'être jugée comme la bonne ou la mauvaise manière d'être qui nous sommes. Aujourd'hui j'entends cela comme étant ou non dans le cercle de valeurs de la personne qui juge.

Dans mon cas, cela pourra être la bonne ou la mauvaise manière d'être une femme (trans ou non d'ailleurs), souvent j'ai entendu que j'étais trop féminine par une personne, et le soir même, pas assez pour une autre, je cherche encore.

Et cela nous met finalement plus dans une position de justification que de découverte

Nous partons donc de questions qui sont en apparence de simples curiosités, à finalement des questions d'ordre oppressif (conscientes ou non). Dès lors que vous sentez que la personne n'est pas là pour vous comprendre et n'est pas prête à recevoir votre mode de vie sans jugement, vous avez le droit d'arrêter là la discussion. Instaurer avec vous une forme de relation asymétrique, ce n'est pas innocent.

Parce que ce sont des oppressions systémiques

Que ce soit une valorisation ou une dévalorisation, il y a toujours un jugement

C'est aussi un motif de ces questions, partir d'une réalité de groupe social, et en faire des questionnements individuels. Et placer cette individualité, votre individualité, par rapport à une « normalité » implicite. Il me semble que bien souvent, même si ça reste à prouver, que la personne s'individualise en face de vous également au travers de ses questions, elle se conforte et se rassure dans sa propre proximité avec la norme, dont elle est aussi tributaire.

C'est pour ça que je disais plus tôt de toujours se demander si la questions vous concerne vous, votre bien être, ou la personne vis à vis d'elle-même. Souvent la personne n'est pas la pour vous, mais pour elle, ce qui peut aussi être révélateur d'autre chose, qu'il peut être intéressant de comprendre aussi, toujours avec le consentement de la personne, sans intrusion et sans inverser la situation non plus.

Par contraposée (non systématique), si cela permet de rassurer la personne par rapport à une norme...

... cela peut avoir pour effet de nous renvoyer nous aussi au devant de notre différence par rapport à cette norme. Dans mon cas, cela aboutit souvent à un renvoit à ce qui serait « une masculinité » supposée, ce n'est pas forcément la volonté de la personne (d'ailleurs tout ce que je dis depuis le début n'est pas toujours voulu, et cela n'a pas pour vocation à antagoniser toutes les relations, mais d'être capable de le déceler et l'exprimer).

En définitive, les questions présentées comme innocentes devraient éveiller une attention.

Dans tous les cas, vous êtes légitimes à poser des limites et ne pas répondre.

Auteur·rice·x·s