Depuis quand l'accessibilité est devenue woke ? C'est une question que Emmanuelle, sourde de naissance, se pose.
Depuis quand l'accessibilité est devenue woke ?
Cette question, je me la suis posée quand j'ai vu l'intervention de Charlie Kirk (EN), un militant de l'extrême droite américaine, qui a dénoncé virulemment la présence de l’interprète en langue des signes américaine (ASL) qui, selon lui, prenait trop de place à l’écran pendant la conférence de presse lors des incendies de Los Angeles. « Les sous-titres sont suffisants, pas besoin d’ajouter l’interprète », dit-il, « c'est une distraction ».
Quelques mois plus tôt, Musk tenait les mêmes propos.
What's the point of sign language in a video if you have subtitles? Am I missing something?
Traduction : Quel est l'intérêt de la langue des signes dans une vidéo s'il y a des sous-titres ? Est-ce que j'ai raté quelque chose ?
Ces propos sont dangereux et inadmissibles. Même si en grande majorité, des personnes sourdes et malentendantes savent lire, certaines sont plus à l’aise en langue des signes. Mettre en cause l’ASL revient de les mettre en danger surtout que les sous-titres sont souvent décalés et incomplets, sans compter les sous-titres automatiques qui ne sont pas toujours fiables. Pour ces personnes dont la langue des signes est leur langue principale 1, accéder aux informations via la langue des signes est un moyen sûr de garantir l’accès à l’information et donc leur sécurité. Avec les incendies de Los Angeles, c’était plus que jamais important.
Je vais faire une petite parenthèse avec les attentats de Paris en 2015. Je me souviens très bien de cette période où les personnes sourdes et malentendantes n’avaient pas accès à l’information immédiatement comme tout le monde. Alors que les flash infos apparaissaient, nous n’avions ni les sous-titres ni la langue des signes en temps réel. Nous ne savions pas ce qui se passait. Etions-nous en danger ? En sécurité ? Que fallait-il faire ? Les associations sourdes et malentendantes ont dénoncé l’absence d’accès à l’information. Depuis, des mesures ont été prises.
En voyant les propos de Charlie Kirk et de Musk, je me suis posé la question : depuis quand l’accessibilité est devenue woke ?
Et je n'étais pas la seule à me poser cette question. Je suis tombée sur ce skeet sur BlueSky :
Guys, I regret to inform you that is is now woke to be deaf
Traduction : Les gars, j'ai le regret de vous informer que c'est maintenant woke d'être sourd.
Ce skeet m'a littéralement tuée tellement c'est criant de vérité.
Mais que veut dire « woke », ce terme qu'on balance maintenant à tout va ?
Selon Larousse :
Le terme « woke » est un mot d'argot afro-américain qui veut dire « en éveil », de l’anglais to wake, se réveiller. Le wokisme est un courant de pensée dénonçant toutes les formes d'injustices et de discriminations subies par les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses. (Ce terme, importé en France en 2020, est fréquemment employé par les tenants de l’universalisme républicain pour qualifier les excès relatifs au militantisme des défenseurs des minorités.)
A partir de cette définition, pour moi, le wokisme, c’est se rendre compte des inégalités des minorités. Éveiller quelqu’un, c’est faire prendre conscience qu’il y a des inégalités, de la discrimination, du racisme, de l’antisémitisme, du sexisme, et j’en passe.
Malheureusement, ce terme a été détourné et est devenu une insulte qui profite à l'extrême droite. Celle-ci en profite pour dénigrer les luttes contre toutes les formes de discrimination. Aujourd'hui, en disant que "tu es woke", revient à dire que "tu es hystérique" pour minimiser ta situation, critiquer tes luttes voire même carrément s’en foutre de ton avis ou de ton vécu.
En lisant cet article Sign language is woke now': Outrage over right wing's new culture war (EN), ça m’a frappée. Ce qui va à l'encontre de la "culture américaine" selon l'extrême droite est woke. La Langue des Signes Américaine n'étant pas une des langues officielles 2 sera considéré comme « woke » tout comme les langues hispaniques et autochtones pourtant très parlées aux US.
Un peu plus tard, lors du Composiday, j’ai posé cette même question, pour être sûre, à une experte, Béatrice Pradillon. Elle n’a pas eu le temps de me répondre parce que la conférence se terminait mais plus tard, elle a écrit un post sur LinkedIn à ce sujet que je trouve juste et pertinent. Elle en parle également dans l’épisode l’accessibilité, c’est trop woke de son podcast Viens te faire dévalider. Je vous invite à écouter son podcast ou à lire ses transcriptions, son point de vue est très intéressant et important.
Comment sommes-nous arrivé·es à la conclusion que l'accessibilité, qui a pour vocation d'assurer l'accès à toutes les personnes, est devenue woke ?
Depuis les années 90, l’ADA (American with Disabilities Act), la loi handicap aux USA, permettait aux personnes handicapées de garantir l’accès à leurs droits.
Pendant longtemps, les USA ont été une source d’inspiration avec ce qu’ils ont réussi à mettre en place pour protéger les droits des personnes handicapées grâce à l’ADA. Je vous invite à regarder l’excellent documentaire Crip Camp sur Netflix qui raconte la naissance de l’ADA.
Grâce à l’ADA, l’accessibilité était devenue un droit. Si une entreprise ne respectait pas les standards d’accessibilité, elle pouvait se faire attaquer en justice et ça pouvait lui coûter cher, voire très cher 3. On ne plaisantait pas avec l'accessibilité.
Malheureusement, sous l’ère de Trump, l’ADA est maintenant remise en cause en ciblant les personnes handicapées (EN). C'est très inquiétant pour les droits des personnes handicapées.
En effet, Trump ne s’est pas gêné pour supprimer toute mention à l’accessibilité sur le site de la Maison Blanche, comme vous pouvez voir sur cette photo.
Sur le site https://www.whitehouse.gov/accessibility est affichée une erreur « 404 page not found » avec le logo de la Maison Blanche.
Ce qui veut dire que toutes les nouvelles mises à jour sur ce site ne seront plus accessibles aux personnes handicapées en n’appliquant pas les normes WCAG (Web Content Accessibility Guidelines) créées en 1995 et dont sa dernière version 2.2 date de 2023 4.
Les conférences de presse de la Maison Blanche ne sont plus accessible en ASL (American Sign Language) pour les personnes sourdes et malentendantes. L’association NAD (National Association of The Deaf) presse la Maison Blanche de ré-intégrer les interprètes ASL (EN) aux conférences de presse. Elle est même prête à porter l’affaire en justice dont elle avait eu gain de cause pendant la pandémie du COVID-19. En effet, lors du son premier mandat de Trump, la Maison Blanche n’avait pas rendu accessible sa communication alors que c’était le cas avec ses prédécesseurs quelque soit le parti politique.
En se faisant, quel signal cela donne au monde entier ?
En France, on peine à appliquer la loi du 11 février 2005 sur l'égalité pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes dont on a récemment fêté les 20 ans. Si les USA disent que "fuck" au handicap et à l'accessibilité tout comme ils l'ont fait avec l'IVG, vous pouvez être sûr de voir d'autres pays les imiter.
Trump, depuis son investiture, a immédiatement remis en question les politiques DEIA (Diversity, Equity, Inclusion and Accessibility) qui, selon lui, sont inutiles et coûtent de l’argent « pour rien ». Les directives DEIA ont pour but de garantir la diversité des profils en s’assurant de leurs compétences. Cet article Explaining Diversity, Equity, Inclusion and Accessibility (DEIA), The Trump Administration’s Recent Actions on DEIA, and the Impact on Disabled Americans (EN) explique bien à quoi servent les initiatives DEIA. Celles-ci rendent les programmes, services ou produits plus inclusifs et équitables. Cela permet aussi de réduire les discriminations.
On a bien vu que les reconnaissances faciales échouaient à identifier les personnes noires notamment les femmes noires parce que les algorithmes ont été majoritairement créés par des hommes blancs. La DEI a pour but de lutter contre les inégalités et donc les biais qui sont présents dans les algorithmes. Si on intégrait davantage de données sur les personnes noires, par exemple, la reconnaissance faciale serait plus efficace. En prenant en compte la DEI, on prend conscience de ces biais et on les réduit. Par conséquent, en supprimant la DEI avec l’accessibilité (DEIA), on fera qu’accroître encore plus les inégalités (déjà présents) dans les algorithmes.
En France, en ne prenant pas en compte la diversité des profils, la CAF avec sa notation des allocataires a mis des femmes et personnes handicapées dans la précarité.
Du coup, en supprimant les DEIA, l’accessibilité dans toutes ses formes sera réduite voire inexistante dans les prochaines décisions et dans les prochaines conceptions. Ce qui aura un impact important dans la vie quotidienne des personnes handicapées (notamment les personnes handicapées racisées et/ou LGBTQIA+) aussi bien dans la vie quotidienne que professionnelle. Il s’agit d’un recul important des droits des personnes handicapées aux USA. Vous pouvez lire les témoignages des employés fédéraux handicapés (EN) qui expliquent qu’à cause de ces nouvelles restrictions, ils ont l’impression « qu’aucun endroit n’est sûr ».
Pire, Trump a eu l'indécence de dire que c'était à cause des personnes handicapées embauchées grâce aux directives DEIA (EN) qu'il y a eu le crash d'avion à Washington. Ses propos sont inadmissibles et validistes. Le handicap n'a rien à voir avec ce tragique accident.
Vous allez me dire, en quoi cela nous concerne, nous qui sommes en France et non pas aux USA ?
Pendant longtemps, l’ADA a servi d’exemple en France pour ses avancées notamment sur l’accessibilité. À titre d’exemple, le centre-relais téléphonique (CRT) aux USA, permettant aux personnes sourdes et malentendantes de téléphoner, via un service tierce, existe depuis 1990 (EN) tandis qu’en France, cela existe que depuis le 8 octobre 2018. Par rapport aux USA, la France avait 20 voire 30 ans de retard en matière d’accessibilité. Franchement, pouvoir téléphoner en toute autonomie a changé ma vie.
Et voilà qu’on assiste un grand retour en arrière en remettant en question l'accessibilité avec la diversité, l'inclusion et l'équité. Une véritable régression comme c’est déjà le cas pour l’IVG.
Je peux vous citer d'autres sources 5. Suivez les actualités de Lainey Feingold, une avocate spécialisée dans les droits des personnes handicapées. Depuis la suppression des initiatives DEIA, les articles et témoignages affluent. Tous les jours. Les conséquences commencent déjà à se voir. Fermer les services DEIA des uns des autres dans les entreprises, c’est mettre de côté les femmes, des personnes handicapées, des personnes LGBTQIA+, des personnes racisées et d’autres personnes issues d’autres minorités. C’est nier que ces personnes existent 6. Tout simplement.
Sans les femmes comme Grace Hopper, Ada Lovelace, Margaret Hamilton, Katherine Jonson, Mary Jackson, Heddy Lamarr et d'innombrables autres femmes dans la tech, l’informatique ne serait pas telle qu’il est aujourd’hui.
Sans les télécommandes, les SMS, les livres audios, les sous-titres, pour en citer quelques uns, qui ont été conçus pour les personnes handicapées avant d'être universels, les usages, telle qu'on les connaît aujourd'hui, n'existeraient pas.
Sans ces personnes issues de différentes minorités, ces innovations n’auraient pas existé. Le monde serait totalement différent.
C'est pourquoi l'accessibilité ne devrait même pas être considérée comme woke parce qu'elle est utile.
Constater que l'accessibilité être remise en cause, voir remettre en cause la diversité, l'équité et l'inclusion, comme on a remis en cause l'IVG quelques années auparavant aux USA me fait très mal au cœur et m'inquiète énormément pour l'avenir des personnes handicapées et des personnes issues des minorités du monde entier.
Extrait du film Dirty Dancing, on voit Patrick Swayze avec le sous-titre « Nobody puts baby in a corner »
Comme je l'ai dit dans mon récent article, on ne laisse pas le handicap dans un coin. On peut remplacer le mot handicap par "diversité", "inclusion", "accessibilité", "équité", "minorité", et j'en passe. Ne les laissons tout simplement pas ces termes au coin et devenir inaudibles. D’ailleurs, certains termes sont devenus interdits dans la recherche scientifique (et ce n'est qu'une question de temps que ça se généralise ailleurs) parce qu’ils ont été inscrits dans la liste des mots interdits parce que considérés comme « woke ». Ne les laissons pas faire.
La langue des signes n’est pas universelle. Chaque pays a sa propre langue des signes. En France, nous avons la Langue des Signes Française (LSF). Revenir au note n°1
Selon Wikipédia, la Langue des Signes Américaine (ASL) est reconnue officiellement par la Loi que dans certains Etats. De plus, Trump vient de signer un décret (EN) désignant l'anglais comme langue officielle, ce qui va compliquer encore plus l'utilisation de l'ASL et les langues. Espérons que les USA ne reproduisent pas le Congrès de Milan en 1880 qui a interdit l'enseignement de la langue des signes en Europe pendant près d'un siècle. Revenir au note n°2
Pour autant, malgré l'ADA, l'accessibilité et les droits des personnes handicapées ne sont pas acquis. Les personnes handicapées aux USA font face encore à des défis majeurs. Parmi ces défis :
En France, nous respectons les règles d’accessibilité avec le RGAA (Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité) basée sur le WCAG. Revenir au note n°4
Chaque jour apparaissent de nouveaux articles qui font rallonger de plus en plus cet article. Les sources deviennent de plus en plus nombreuses, ce qui me fait craindre pour l’avenir. Est-ce que les USA se dirigent vers un régime fasciste voire totalitaire ? Il est encore trop tôt pour répondre à cette question mais les signes sont là. J’ai le sentiment que ce n’est que le début. Ce que font et feront les USA auront un impact mondial à long terme. Revenir au note n°5
En effet, l’administration de Trump envisage même une stérilisation massive (EN). Revenir au note n°6