Le Kepler project, ou comment randonner peut changer une vie

Gravir des montagnes ou apprendre à accepter son corps lorsqu'il sort des normes, quel est le plus gros challenge ? Camille a décidé de faire les deux.

Le 6 février 2025, je jetais un dernier regard vers mon van avant de m’en éloigner, la boule au ventre. Pour trois jours, ma maison serait ma tente ou bien un refuge. Pendant trois jours, j’allais marcher dans la région néozélandaise du Fiorland, sur le trek du Kepler, avec un sac de 10 kg sur le dos. L’itinérance à pied me faisait rêver, mais je n’avais jamais osé jusque là partir seule en autonomie, avec le couchage et la nourriture. Il avait fallu que j’aille au bout du monde pour que je fasse le pas, littéralement.

Même si je parcours les montagnes depuis des années, je me sens en décalage avec les autres randonneureuses. Sur les chemins, je croise surtout des personnes minces, athlétiques, valides, qui avalent les kilomètres avec de grandes enjambées qui n’ont peur d’aucun relief. Moi ? Je diffère légèrement de cet archétype, probablement un peu fantasmé. Je me présent, je m’appelle Camille, j’ai 32 ans, et je fais 110 kg. Mon sac a beau faire le même poids que celui des autres, j’ai un peu plus à porter. La recherche de l’équipement parfait m’est plus compliquée. Les marques ne vont pas jusqu’à ma taille, et s’arrêtent souvent en 44, 46 si elles sont « inclusives ». Chaque nouvelle activité que je commence est une nouvelle bataille pour moi, pour que je trouve quelque chose qui m’aille. En Nouvelle-Zélande, j’ai pu m’acheter pour la première fois un short de randonnée alors que cela faisait des années que j’en cherchais un en France.

Jusqu’à ma petite vingtaine, je pensais que la vie ne valait pas d’être vécue si je n’étais pas mince, et que je ne pourrais rien faire avec mon corps tel qu’il était. Même poids qu’aujourd’hui, mais endormi par la dépression et l’inactivité. Et pourtant, une montagne m’a fait changer d’avis à 19 ans.

Lors d’un voyage universitaire en Sicile — j’étais alors étudiante en licence de géographie —, nous devions gravir le volcan du Stromboli, pour la science. 924 mètres à monter le soir pour arriver de nuit au sommet et admirer la lave jaillir de la terre. À l’époque, je randonnais peu, me sentant en échec avec mon corps. Je n’avais pas le choix pour une fois, alors je m’élançais avec mes camarades de promo. À partir de 400 mètres, j’étais déjà épuisée. Les marches avaient été difficiles à gravir. Je ne pouvais même pas porter mes affaires. Il a fallu continuer, et rassurer le guide qui était inquiet. Le sommet de la montagne semblait si loin. Le terrain était exigeant, et se transforma en sable bien avant la fin. Quel enfer. Une personne portait mes affaires, une autre marchait devant moi pour m’aider. Il a fallu toute une promo pour m’emmener en haut. Et dans les nuages au sommet, il n’y avait personne d’autre qui avait un aussi grand sourire que le mien. Je l’avais fait ! J’avais réussi ! Peu m’importe la faible visibilité, j’y étais. Avec ma volonté, j’avais gravi le Stromboli. Cela avait été l’épreuve physique la plus difficile de ma vie, en témoignent les hallucinations de fatigue qui m’habitèrent une fois redescendue, mais ce fut aussi elle qui éveilla en moi une combativité farouche, qui me murmurait que mon corps n’avait pas de limite et que je pouvais faire ce que je voulais. D’un coup, il se transformait de poids mort en possibilités.

13 ans plus tard, j’avançais, déterminée, dans une incroyable forêt couverte de mousse et de fougères. Ce premier jour, je devais marcher 22km, un peu long mais sans vraiment de montée. La journée du lendemain m’angoissait. Qu’est-ce qui m’avait pris de m’engager dans une telle folie ? 16 kilomètres et 1200 mètres de dénivelé positif, plus que ce que je n’ose faire en randonnée à la journée. Une fois arrivée au campement, tard comme toujours, je ne pouvais partager mes craintes avec celleux qui partageaient un repas. Iels marchaient les 60 kilomètres du trek en deux jours… 32 kilomètres les attendaient demain. Je m’endormis donc inquiète, dans ma petite tente, seule.

Le matin du deuxième jour, je partis à l’aube de 9h du matin, grande dernière comme toujours, à l’assaut d’une belle montée de 900m, en espérant arriver en haut pour le déjeuner. Malgré la beauté de la forêt et de la lumière du jour qui se faufilait dans les interstices laissés par les arbres, elle fut si éprouvante. À midi, il me restait encore tant à faire et je me sentais si fatiguée. Je voyais l’abri où je souhaitais m’arrêter, il me semblait si loin. Pourtant, malgré mon corps endolori et les forces qui me manquaient, je ne voulais être nulle part ailleurs. J’étais là où je devais être.

Une fois au petit refuge, j’allumai mon réchaud pour préparer mon repas. Il était 14h. Il me restait encore tant de kilomètres à parcourir. Bientôt, je ne croiserais plus personne, je serais la dernière. Je prenais néanmoins une heure de pause, pour récupérer des forces. En repartant, je prenais la mesure de la beauté du paysage, les montagnes, les fjords, le ciel bleu pur. Quelle chance inouïe d’être là. Vers 18h, j’attaquai la dernière montée, et lorsque je pris conscience que rien ne m’empêcherait de réussir cette étape, d’arriver saine et sauve au refuge, les larmes coulèrent sur mes joues. Je me revoyais à 19 ans, sur les pentes du Stromboli, à lutter à chaque pas, incapable de porter mes maigres affaires. Et là, j’étais au sommet d’une crête, dans un des lieux les plus beaux qui m’avait été donné de voir, portant fièrement mon sac rempli de vêtements, de nourriture, et d’eau. Seule dans la montagne, vivante. Si seulement j’avais pu parler à la moi d’autre fois, la prendre dans mes bras et lui expliquer que même si cela allait lui prendre plus de temps que pour les autres, elle était capable de bien plus que ce qu’elle ne pensait.

Le Kepler est mon nouveau Stromboli. J’en suis ressortie grandie, renforcée, pleine de confiance en moi et d’amour pour ce petit corps qui a la force de franchir des montagnes. Tant de nouvelles perspectives s’ouvrent pour moi. Fini la peur et l’appréhension de partir plusieurs jours avec mon sac sur le dos. Je sais ce dont je suis capable, je connais mes limites. Et si quelqu’un doute de mes capacités, je lui dirai : « Peu m’importe votre avis, j’ai marché le Kepler ».

Il me reste une question en tête : dans un monde idéal, me faudrait-il monter des montagnes pour me sentir bien dans mon corps ? N’est-ce pas un problème de devoir autant faire d’efforts pour s’accepter enfin ? Évidemment que si. Car c’est la violence de ce monde patriarcal et grossophobe qui m’empoisonne. Alors, en conclusion, j’aimerais vous dire que peu importe votre poids, votre taille, votre genre, votre couleur de peau, votre in·validité, vous méritez le respect de toustes, y compris le vôtre envers vous-même. Et si possible, un peu d’amour.

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