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Petite Loutre a été invitée à participer à cette seconde édition de La Première Ligne et a choisi d'aborder le sujet de l'empathie comme soft skill et comment ça impacte particulièrement les femmes
Petite Loutre a été invitée à participer à cette seconde édition de La Première Ligne et a choisi d'aborder le sujet de l'empathie comme soft skill et comment ça impacte particulièrement les femmes.
_Voici sa présentation : Petite Loutre, Militante handiféministe, infographiste et rédactrice. Conseillère en insertion professionnelle, travailleuse sociale. Autiste TDAH, je râle régulièrement sur mon blog. linktree_
En matière de recrutement et de management, là où auparavant les employeurs recherchaient des capacités techniques purement professionnelles, on a vu peu à peu apparaître les soft skills, c'est-à-dire les savoir être et les comportements sociaux. A tel point qu’aujourd’hui on les dit prioritaires aux savoir-faire inhérents au métier exercé. Au cœur de ces soft skills, on voit régulièrement fleurir sur les offres d’emploi, la sacro-sainte empathie. Cette demande, en apparence banale, cache pourtant une exigence de dépassement de soi et de mépris de ses propres besoins, dont les femmes sont les premières victimes.
L’empathie, c’est la capacité de s'identifier à autrui dans ce qu'iel ressent. Réclamer cette “compétence” à un.e salarié.e signifie qu’on attend que face à un public, un.e client.e, un.e usager.e mais aussi face aux collègues, iel fasse preuve de sa capacité à comprendre mais aussi partager les émotions ressenties par les autres, quelles qu’elles soient.
Dans le monde du travail, la demande de profils empathiques explose. Alors qu’auparavant cette soft skill était recherchée dans des métiers spécifiques - les métiers du care au sens large - on voit maintenant cette attente fleurir dans tout type d’offres. Une rapide recherche sur les sites dédiés te montrera des traces d’empathie partout, dans des métiers aussi divers que conseiller.e client.e, télévendeur.se, serveur.se en restauration, conseiller.e funéraire, infirmier.e, en bref, tout et n’importe quoi, en relation avec un public. Mais ce n’est pas tout : l’empathie est maintenant également vantée en incontournable qualité managériale, dans tout corps de métier. Cela favoriserait la cohésion d’équipe, dynamiserait les salarié.es, une manne pour l’entreprise.
Pourtant, au boulot, entrer en empathie avec quelqu’un n’est pas une mince affaire, et demande beaucoup de ressources personnelles. Il faut être en capacité de se prendre dans les dents une charge émotionnelle, de la gérer sans se départir d’un comportement pro, mais aussi de gérer ses propres émotions en retour. Cela demande un fonctionnement à plusieurs niveaux à la fois : être efficace dans ses tâches et ses missions tout en dealant avec ses ressentis sans les laisser paraître. Or les émotions, qu’elles proviennent d’un public ou d’une équipe, en bref d’êtres humains, ne sont pas une donnée prévisible.
Les émotions, ça touche à ce que nous avons de plus personnel. Les sciences cognitives nous disent que les émotions naissent du contact entre les êtres humains. Mais on peut toustes être touchées par des choses différentes, parce que nos émotions, bonnes comme mauvaises, sont étroitement liées à notre vécu, à travers notre mémoire et nos souvenirs. C’est là que le bas blesse. On ne te demande plus d’investir les compétences pour lesquelles tu t’es formé.e, mais ce qui, en toi, va résonner dans le champs émotionnel. On dépasse donc de loin le champ professionnel pour venir gratter l'intime : pour être empathique, on investit irrémédiablement de soi-même, et c’est évidemment des femmes que l’on attend ce sacrifice.
Les femmes seraient-elles particulièrement dotées d’empathie ?
C’est en tout cas à la fois ce qu’on attend d’elles et ce que la science tente de prouver.
En effet, on associe, dans notre monde gentiment (non) patriarcal, la femme à la maternité, et par extension elle se doit d’être une maman pour tous (tu l’as vue, la référence à une certaine manif ?), d’être attentive, de prendre soin, d’être dévouée, de se consacrer aux autres - c’est à dire aux enfants, mais aussi aux malades, aux précaires, à toute personne en besoin, et surtout, n’ayons pas peur des mots, aux hommes. Aussi, une femme sera mieux acceptée socialement si elle assume ce rôle de caregiver, et encore mieux si elle le fait avec sourire, dynamisme et bonne humeur.
Fin 2022, les résultats d’une grande étude sont publiés. Les médias s’empressent de relayer que ça y est, c’est maintenant prouvé : les femmes sont plus empathiques que les hommes. L’étude en question est basée sur un test, le Reading the Mind in the Eyes. Il présente aux participant.es une série de photos de visages, où l’on ne voit que les yeux. Le but est de lire dans ses yeux l'état d'esprit de la personne photographiée. Trouver la bonne émotion serait alors signe d’empathie. Et le fait est que les femmes sont bien meilleures à cet exercice. Ce test a été passé par 300 000 individus dans 57 pays différents. Les résultats sont clairs : les femmes obtiennent un score supérieur à celui des hommes dans 36 pays, tandis que les résultats sont similaires dans 21 autres pays. Dans aucun pays, les hommes ne montrent une capacité supérieure aux femmes à reconnaître les émotions dans les yeux.
Problème : l’auteur principal du test, Simon Baron Cohen, a déclaré : "Les études sur les différences sexuelles en moyenne ne disent rien sur l'esprit ou les aptitudes d'un individu, puisqu'un individu peut être typique ou atypique pour son sexe. Le Eye Test révèle que de nombreuses personnes ont du mal à lire les expressions faciales, pour diverses raisons." Par ailleurs, les chercheurs s’accordent pour affirmer qu’il est complexe de justifier les résultats des études sur l’empathie par une différence biologique. Les facteurs sociaux seraient en effet difficilement dissociables à ce jour d’éventuels facteurs biologiques.
Alors, les femmes sont-elles naturellement plus empathiques, ou se conforment-elles simplement aux attentes de notre société, intériorisées dès la plus tendre enfance ? Il n’existe pas de réponse à ce jour, mais l’empressement des médias à relayer que la science a prouvé l’aptitude innée des femmes à compatir avec leur entourage, constitue une injonction supplémentaire à entrer dans le moule patriarcal. Tant qu’on y est, pourquoi pas dans le champ professionnel ?
L’attente sociale d’empathie venant des femmes n’est pas nouvelle. L’attente professionnelle non plus, en tout cas dans certains métiers, surtout dédiés aux soins ou aux enfants. Le fait qu’elle apparaisse de manière explicite dans les offres d’emploi, et parfois même dans les fiches de postes, en fait dorénavant une exigence. Il est plus simple pour un supérieur hiérarchique ou un employeur, de faire remarquer que tel.le employé.e manque d'empathie avec la clientèle ou le public, lorsque cela est expressément exprimé comme qualité incontournable pour occuper le poste de travail dont il est question.
Cela devient plus qu’une qualité appréciable : c’est une injonction professionnelle qui peut désormais être évaluée. Être empathique avec ses clients ou son public, implique que l’on investisse le champ émotionnel, qui nous renvoie à la responsabilité. Notre client.e sera triste, heureux.se, ou toute autre émotion, pas uniquement grâce au service rendu par mon entreprise, mais aussi grâce à la manière dont j’ai pu lui montrer mon empathie. Je deviens donc personnellement responsable de sa satisfaction, et donc irremplaçable.
C’est à la faveur de ce mécanisme que l’on franchit la ligne rouge : ne plus distinguer le professionnel du personnel, oublier que notre emploi repose sur un contrat bilatéral définissant missions précises contre salaire, pour basculer dans le dépassement de soi et le surinvestissement. Ce n’est pas une faute individuelle, mais un mécanisme sous-jacent au monde du travail, plus particulièrement dédié à la gent féminine. On pensera facilement au burn out comme conséquence directe, mais il convient d’aller bien plus loin dans la dure réalité des choses : lorsqu’on ne s’écoute plus, on n’est pas plus attentive à sa santé mentale qu’à sa santé physique.
La place des femmes dans le monde du travail est déjà largement inégalitaire, sans même évoquer les salaires ou les temps partiels subis. Pour rappel, ⅓ des femmes est exposé à la tension au travail, et plus de 11 % des femmes salariées sont concernées par une maladie en lien avec le travail. La souffrance psychique en lien avec le travail est deux fois plus élevée chez les femmes que chez les hommes. Mais les femmes sont aussi plus affectées par les troubles musculo-squelettiques : Les métiers féminisés les plus importants numériquement, comme celui d'agent d'entretien, d'aide-soignant, d'aide à domicile et d'aide ménager, (⅕ salariées) exposent à des conditions de travail dégradées, des horaires peu flexibles, une pénibilité physique et une charge mentale importante.
L’injonction galopante à l’empathie dont souffre le monde du travail aujourd’hui, ne fait qu’aggraver les choses : elle empêche, par un engagement émotionnel important, les salariées de quitter les postes à risque assez tôt pour protéger leur santé. Et c’est encore une fois, le modèle patriarcal, si profondément ancré dans nos fonctionnements, qui porte atteinte à l’épanouissement féminin.