Cet article, j’ai mis du temps pour te l’écrire. J’en ai accouché deux autres versions quasiment finies que je vais garder dans mes archives secrètes. Pourquoi tant de difficultés ?
Parce que je suis une meuf chinoise avec une fatigue chronique. Et donc, tous les biais et les oppressions qui viennent avec ce profil me suivent et me hantent quand j’écris.
Par habitude, pour qu’on me foute la paix, et aussi par ce que me renvoie la société, ma posture par défaut, c’est de rentrer dans le moule et faire preuve de pédagogie. Ça donne une première version de cet article où je passe mon temps à pointer du doigt les blagues sexistes, à expliquer la minorité modèle 1 ou encore à discuter de productivisme. Des ressources là-dessus, il y en a pléthore. Des blogueuses, des sociologues racontent ça bien mieux que moi. Je suis donc repartie à zéro.
La deuxième version, un peu plus proche de moi, je l’ai déroulée avec peine, elle est remplie de justifications. Pourquoi j’en suis là, mon parcours, mon évolution. Comment Instagram m’a ouvert une porte sur tous un tas de ressources anti-racistes et décoloniales 2. Encore une fois, je me retrouve à expliquer pourquoi je pense ce que je pense aujourd’hui au lieu de te raconter mon histoire. Alors, je recommence et cette fois, c’est la bonne.
Ce que je veux aujourd’hui, c’est te partager un morceau de ma vie de développeuse web à la lumière de ce que j’ai appris des biais patriarcaux, racistes — anti-asiatiques — et validistes.
Je suis chinoise et française, ayant grandi dans un environnement blanc bourgeois, avec une fatigue chronique. Je remarque qu’on parle un peu de sexisme et un peu de validisme dans les milieux tech français, mais le racisme, c’est quasi inexistant. Du moins, dans les milieux que je fréquente. Alors le mélange des trois, n’en parlons pas. Je me dis que, si tu as des origines d’Asie du Nord-Est ou Sud-Est, que tu es une femme, que tu as un handicap ou une maladie, tu trouveras peut-être dans mes mots des trucs qui pourront t’éclairer ou découvrir des choses.
Dans une de mes expériences professionnelles, j’avais pris pour habitude de parler très fort, le tout parsemé d’injures et d’être un peu aggressive. Genre Charlie Cale (Natasha Lyonne) dans Poker Face mais version chinoise. Grâce à cette stratégie, j’avais de la contenance et je me faisais moins marcher sur les pieds.
Ce n’est pas par hasard que j’ai opté pour cette posture-là. À mon arrivée dans l’entreprise, j’étais comme je suis aujourd’hui, genre gentille quoi. J’ai eu droit à une première remarque d’une femme, adressée à moi de façon passive-aggressive sur un réseau social : « Les meufs kawaii là, y en a marre. Y en a marre des bisounours. ». Il n’y avait aucun doute sur le fait que ça m’était destiné. Quelques semaines plus tard, une autre femme qui me dit : « Au début, je t’aimais pas trop parce que t’es gentille, sans trop de personnalité. » Les meufs, elle ne me connaissaient pas, elles ont juste présumé, en me voyant, de qui j’étais, réduite à deux traits de caractères. Des phrases pas anodines, à mi-chemin entre sexisme et racisme. Mais, sans m’en rendre compte, j’ai intégré ces remarques 3 et j’ai tout fait pour ne plus être cette personne. Je me devais d’être différente du stéréotype qu’on m’avait assignée sans me demander.
J’étais très amie avec Nana, une copine d’origine laotienne, qui elle, était calme et posée. On s’entendait bien parce qu’on avait des hobbies en commun et aussi, parce qu’on était asio-descendantes toutes les deux dans un pays de blancs. On partageait des anecdotes sur la loyauté qu’on avait envers notre famille, un énorme intérêt pour la bouffe et des histoires de racisme ordinaire dans nos passés. On rigolait beaucoup et je la trouvais géniale. J’ai envie de dire qu’elle pensait la même chose de moi. Nos vies ont avancé et on se parle moins maintenant, mais c’est toujours une personne que j’aime beaucoup.
Nana, je l’ai vue pleurer, exploser de rire, être en colère. C’est une meuf qui a son histoire et son parcours. Certains aspects de ce qu’elle montre à la société correspond au stéréotype de la femme asiatique docile et discrète. Et pour beaucoup de nos collègues, elle n’était que ça. Combien de fois ai-je entendu d’elle qu’elle était trop discrète, trop sage. Qu’elle ne parlait pas assez fort. Qu’elle ne prenait pas assez de place. Voire carrément, des fois, iels oubliaient qu’elle était là. Jamais ces personnes ne venaient pour parler de ce qu’elle aimait ou pour connaître son avis sur un sujet. C’est pratique les clichés, on rentre dans une case avec trois critères et à tout jamais, on est que ça. Pas de nuance, pas de complexité.
A contrario, moi, qui m’étais mise en opposition de ce cliché, j’étais cool. C’était surprenant que je donne mon avis et que je ne me fasse pas écraser. En plus, mon physique avec mes gros boobs faisait vraiment de moi une chinoise bien différente de ce qu’on pouvait se représenter en me voyant — je te passe les remarques désobligeantes sur mon physique. Pour m’éloigner le plus possible de la représentation de l’asiat discrète, pour être acceptée, je me suis contorsionnée. Quitte à prendre des postures avec lesquelles je n’étais pas alignée. J’ai exagéré mes prises de position. J’ai joué un rôle. Ça m’a coûté beaucoup d’énergie, du temps et un peu de moi-même. Un jour, j’ai quand même mis une claque à un mec parce qu’il a essayé de me mettre au défi de le faire. C’était ridicule. Je refuse d’être à nouveau cette personne.
Deux personnes, une chinoise, une laotienne. Un seul stéréotype autour duquel tourner pour évoluer dans une équipe tech, pleine de mecs blancs. Pas beaucoup d’espace pour juste être nous. Je t’en parle parce que j’aurais bien aimé mieux voir tout ça plus tôt. Mais j’étais trop occupée à juste essayer d’exister et d’être prise au sérieux.
Parce que oui, être prise au sérieux dans la tech, ça m’a demandé beaucoup de temps. Je ne suis même pas bien sûre qu’aujourd’hui, ce soit le cas. Combien de fois à des meetups ou à des conférences, j’ai dû me battre pour prendre la parole ? Même dans un groupe de deux ! Je suis sûre que tu as aussi des histoires à raconter. Je t’en partage une des miennes.
Il y a quelques années, à Paris Web 4, je parle avec quelqu’un de l’implémentation de Stripe dans la boîte où je travaille. Je sais de quoi je parle à ce moment-là. La monétique, les prestataires de paiement, l’API de Stripe. On est sur un sujet un peu complexe et j’ai des choses à dire. Tout à coup, surgi de nulle part, un gars blanc d’une quarantaine d’années, me coupe la parole et déblatère sa science pendant 5 minutes. Je force pour reprendre la parole et, magie ! Il réalise que je raconte des anecdotes très intéressantes. En moins d’une minute, je passe du statut de plante verte à la meuf super badass qui sait coder, Lisbeth Salander (Noomi Rapace) version chinoise — On sent que j’ai grandi dans un environnement blanc, je ne cite que des personnages fictives badass blanches 5. « T’es géniale toi », « Ça doit être trop cool de bosser avec toi ». Il conclue avec un « Trop bien de te connaître, j’ai envie de te faire un bisou » et il se dirige vers moi, bras ouverts. Mais what !?
C’est naze hein ? J’ai reculé, souri et dit « euh non ». Et je suis partie me réfugier près du buffet. J’aurais préféré pouvoir le rembarrer de façon très classe ou faire une feinte pour qu’il perde son équilibre. Mais, c’est toujours plus facile de refaire la scène après dans ma tête.
Je ne suis pas sociologue, je n’ai donc pas de chiffres, ni de faits assez nombreux pour étayer ce que je vais raconter. J’ai juste lu pas mal de textes et écouté des podcasts sur les oppressions systémiques. J’ai relu cet épisode de ma vie avec des yeux nouveaux et je te partage les biais que j’y ai vu. Par là, je veux dire ce qui est présumé de moi parce que je suis une femme chinoise.
Sous l’angle patriarcal, ça donne :
On était déjà pas sur un constat glorieux. Mais lorsque j’ai fait le même exercice avec le racisme, c’était double peine :
Je grince des dents en t’écrivant ces mots. Je ne peux pas parler à la place de cette personne qui a décidé de se comporter de façon irrespectueuse avec moi. Par contre, je ne crois plus, comme avant, que j’ai juste mal compris ce mec. Les biais, quand ils accompagnent des privilèges confortables, on n’a pas envie de les voir. Moi qui ne les voyais pas, alors même que j’en étais victime, je me demandais toujours si j’exagérais. Décortiquer et analyser ce genre de comportment, ça m’a demandé plusieurs étapes sur plusieurs années. D’abord, le féminisme. Puis, l’anti-racisme. Puis, l’intersection des deux. Être une femme chinoise, c’est être totalement discrète, ultra intelligente, ultra efficace. Soit l’une de ces options, soit un mélange des trois. Pas d’alternative. Et toute ma vie, je ferais avec cette représentation en France.
Être constamment sous le feu des ces discriminations, ça a épuisé mon mental. J’étais toujours en bataille. Contre les hommes qui ne me faisaient pas de place, contre les femmes blanches bourgeoises pour qui la réussite, c’était de la méritocratie, vu qu’elles-même avaient combattu le sexisme (really ?), contre moi-même qui avait intériorisé beaucoup trop de biais. Fatiguée, en colère, pleine de doutes. En discutant avec certains de mes amis, hommes blancs entre-autres, j’ai réalisé l’ampleur de toutes ces difficultés. En fait, c’est la lutte chaque jour. Mais, comme c’est mon quotidien, je ne m’en rendais pas compte.
Puis, je suis tombée malade. Plus précisément, mes insomnies et le stress ont eu raison de mon corps. Ce n’était pas que le milieu professionnel, mon histoire personnelle y a aussi joué un rôle. Ma forme physique s’est écroulée d’un coup et n’est jamais revenue. Mon quotidien s’est alors coloré du validisme. Je prêtais déjà attention à cette oppression. Le vivre dans mes tripes, ça l’a complètement intégré dans ma perception du monde. Je ne vais pas m’étaler sur ce sujet, tu pourras probablement trouver plein de ressources dans les internets. Je vais te parler de ce que ça a provoqué en moi.
Être asio-descendante en France, ce n’est pas simplement endurer le racisme anti-asiatique. C’est aussi porter le poids de l’immigration de ses parents. Comme j’ai été élevée dans la culture chinoise qui est imprégnée du confucianisme, j’ai appris à placer au-dessus de tout, le respect et la loyauté envers les ainé⋅es, par exemple mes parents. J’ai grandi dans ce contexte et j’ai beaucoup à redire là-dessus. Mais bon, une bataille à la fois. J’ai fini par me convaincre que je me devais d’être brillante à l’école ou au travail pour les remercier de m’avoir élevée et pour me faire aimer. Cet état d’esprit déjà aliénant, ça donne quoi mélangé au racisme qui me rend transparente dans une entreprise ou au sexisme qui m’empêche d’accéder à des hauts postes ? Ou vice-versa ?
Ça donne que je dois me donner à fond pour briller. Plus qu’à fond, pour pouvoir aller taper le plafond de verre, puis le plafond de bambou. Plus, toujours plus. Alors, quand mon corps a cessé de fonctionner correctement, ça a été la chute pour mon mental. Le travail était devenu impossible, une partie de mon entourage ne comprenait pas ce que la fatigue chronique a comme conséquence dans le quotidien, je passais mon temps à culpabiliser de ne pas être productive. J’avais fini par conclure que je n’en faisais pas assez alors que j’étais malade — d’ailleurs, c’est toujours en cours de déconstruction — et que c’était bien ma faute si je n’arrivais pas à trouver ma place, notamment au travail. La réalité, c’est que plus personne n’était là pour m’aider à compenser ce que je compensais avant en étant en bonne santé. Et maintenant, c’était tristement flagrant.
En effet, être malade, ça a renforcé les écarts de traitement que je ressentais en tant que femme et en tant que chinoise. L’intersectionalité, c’est pas pour décorer, c’est ma vie. J’ai compris que rien de ce que je pouvais faire au niveau individuel allait changer ces discriminations. Quand j’usais d’une stratégie pour contrebalancer une injustice ou un cliché, autre chose, liée aux autres oppressions que je subissais, réapparaissait. Je voulais me montrer efficace et intelligente pour prouver ma valeur en tant que femme, sauf que ça perpétuait le mythe malsain de la minorité modèle. J’essayais de prendre de la place pour représenter femmes et asiatiques — vu qu’on m’avait dit que quand on veut, on peut — mais ça me coûtait tellement en énergie que ça m’exténuait et je finissais toujours par être celle qui était malade dans l’équipe, puis mise à l’écart. Il n’y avait pas d’endroit pour juste être moi. D’ailleurs, il n’y en a toujours pas dans l’espace public.
Ma chance, c’est que j’ai les moyens de pallier un peu ces discriminations sur le plan individuel. J’ai des amies, de la famille, des ressources matérielles, un environnement de travail où le soin est pris en compte 6. Sans ça, ma santé mentale et physique aurait continué à se dégrader jusqu’à un point de non-retour. Et je répète, j’ai de la chance. Peut-être que toi aussi, tu as de la chance. Peut-être que non. Et c’est l’impact et les injustices liées cette loterie de la naissance qui me révoltent.
J’ai fini par comprendre que quand on vit plusieurs plusieurs oppressions, leurs effets sont démultipliés et se mélangent. C’est un grand gloubi-boulga qu’on a du mal à expliquer aux autres. En tout cas, ça l’est pour moi. Les injustices ne se cumulent pas, elles existent en même temps à différents endroits. En les subissant, je ne sais même plus ce qui est en jeu, je sais juste que je suis très loin de l’égalité des droits.
En cela, les féminismes noirs m’ont permis de poser des mots sur les intersections. J’ai beaucoup de gratitude pour tous ces textes précurseurs qui ont mis à jour ce que subissaient les femmes noires et qui m’ont éclairée, par rebondissement, sur ma propre condition. Apprendre à reconnaitre les formes d’oppressions et de dominations, ça me donne les clés pour voir qui détient le pouvoir et dans quelles conditions. Puis, de comprendre ce que je veux faire avec. C’est un travail en continu et aujourd’hui, c’est ce qui m’a motivée à écrire.
Je me dis qu’en t’écrivant, je pose un témoignage de comment ces réflexions prennent forme en moi. Peut-être, dans quelques années, j’y verrai encore des perspectives nouvelles.
En attendant, j’ai choisi de prendre soin de moi et de mes proches. C’est ma priorité numéro un. Après avoir compris ce qui est lié aux oppressions systémiques dans ma vie, je m’attelle à y remédier au niveau local et individuel. J’essaie de me concocter une vie plus douce. Me reposer, profiter de la vie, reconnaître et parler de ce qui m’arrive, écouter les autres et leur donner de la place. J’aimerais tellement savoir ce que toi, tu fais pour gérer ça.
Je ne peux pas militer, je n’en ai pas la force. Alors prêter de l’attention à tous ces gestes et tenter de les faire transparaître dans mes comportements, c’est ce qui m’anime aujourd’hui. À toi qui te reconnais dans ces mots, j’envoie une vague géante de douceur. Nous sommes ensemble.
Il y a un livre de la sociologue Chuang Ya-Han qui décrit bien ce phénomène en France, principalement à Paris. On y trouve pas mal de témoignages et elle les contextualise avec les événements sociaux qui traversent la France. En écrivant cet article, j’ai trouvé une interview d’elle sur Ballast : Chinois de France : minorité modèle ou minorité rebelle ?. Son livre : « Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques », 2021, Éditions La Découverte. Revenir au note n°1
Ça me coûte de ne pas pouvoir partir de cette plateforme. J’ai beau trainer dans un monde de libristes, le manque de contenus sur le racisme sur le Fédiverse m’incite à rester sur Instagram où je retrouve de nombreuses voix qui portent la création et les voix des personnes racisées. Du coup, j’ai listé des créateurices racisées sur mon article : Références / Créateurices, artistes & autres et j’ai pris le temps, en écrivant cet article, de lister également les ressources que j’aime bien suivre pour m’interroger sur les différentes oppressions systémiques : Références / Ressources pour s'interroger sur les oppressions systémiques. Revenir au note n°2
Et je ne t’ai même pas mentionné les autres remarques basiquement racistes de d’autres personnes à base de tching-tchong et bol de riz. Oui, oui, c’est toujours d’actualité. Revenir au note n°3
Paris Web C’est la conférence que je kiffe où je me sens bien. C’est très blanc comme événement mais ça a le bon goût d’en être conscient. Les personnes organisatrices ont une attention particulière à faire tourner les speakers qui interviennent, pour accueillir de la diversité et pour que la parole puisse être partagée. L’accessibilité est juste là de base, pas besoin de batailler avec. L’anecdote que je raconte se passe dans les couloirs d’une des éditions et montre bien que, même dans un événement dont la philosophie, c’est l’accessibilité, toutes les personnes qui participent ne sont pas forcément au clair avec ce que ça signifie. Revenir au note n°4
La réalisation que mes représentations, ce sont des meufs badass blanches, ça me fait dire qu’on a un vrai problème avec le manque de représentations. Le stéréotype de genre, la femme avec tous les attributs qui vont bien, incohérents entre-deux et dévalorisés dans la société (la douceur, le care, etc.), on n’en a qu’une seule alternative positive, c’est la meuf badass parce qu’elle a des attributs qu’on qualifie de “masculins”. Je trouve ça bien mais est-ce qu’on peut avoir plus ? Et ensuite, je vois bien que j’en ai à peine en tête pour des personnages féminins asiatiques. Mulan et Pocahontas, toute mon enfance, ces personnages ont été abîmés par les gens qui se sont moqués de moi avec. Je n’arrive plus à y trouver du positif. (et là je me rappelle grâce à une discussion récente que Moana et Lilo, elles, elles m’inspirent <3 mais elles sont très jeunes) Revenir au note n°5
Ma vie a radicalement changé lorsque j’ai commencé à intégrer L’Échappée Belle. J’y ai trouvé de l’écoute, du soin, de l’échange. C’est là que j’ai pu recommencer à faire des choses, même en étant disponible très peu souvent. Revenir au note n°6