Oui, vous êtes une impostrice

Le syndrome de l’imposteur est de toutes les conversations dans la tech : on trouve des conseils pour le surmonter, il surgit au détour de conversations “avec mon syndrome de l’imposteur [...]”.

J’ai toujours eu une relation conflictuelle avec lui ! N’y étant pas sujette, je suis irritée quand on suggère que je l'ai. Je suis ennuyée par la quantité de conseils et de contenus produits visant à le combattre. Pour moi, c'est une nuisance. Puis il s’est infiltré dans les cercles militants où j’évolue, notamment chez les femmes et les personnes marginalisées dans la tech. Et là, cette irritation s'est peu à peu transformée en colère : comment ces femmes géniales peuvent être à ce point paralysées par ce “syndrome” ?

J’ai donc décidé de me pencher sur la question. C’est dans ce contexte que je suis tombée sur le merveilleux article de Ruchika Tulshyan and Jodi-Ann Burey : Stop Telling Women They Have Imposter Syndrome (EN) qui m’a permis de comprendre pourquoi je DÉTESTE qu’on me dise que j’ai le syndrome de l’imposteur : il n’existe pas, et il est encore un système de contrôle des femmes et des minorités dans l’espace professionnel. En somme, un agent de plus de la supposée méritocratie qui ne sert qu’à justifier la pose d’un plafond de verre tout en en faisant reposer la responsabilité sur les victimes. Mais n’allons pas trop vite !

Déjà qu’est-ce que c’est ? Introduction au syndrôme de l'imposteur (ou plutôt de l’impostrice)

Le syndrome de l'imposteur a été théorisé par les psychologues Pauline Rose Clance et Suzanne Imes en 1978, dans une étude originellement appelée “Le Phénomène de l'Imposture”. L’étude se concentrait sur des femmes dans des postes à responsabilités. Le syndrome se caractérise par une expérience de doute qui consiste à remettre en cause les accomplissements professionnels et personnels des sujets (on me dit dans l’oreillette que “sujette” ne se dit pas dans ce contexte, mais je voudrais rappeler que tous les sujets sont des femmes dans ce cas), qui rejettent le mérite lié à leur travail. Le succès est perçu comme lié à des éléments extérieurs : chance, circonstances particulières, erreurs… La personne se voit comme une fraude, un imposteur, pas à sa place qui sera sûrement démasqué un jour.

Le phénomène laisse place au syndrôme : un marqueur de la pathologisation des femmes

De ce phénomène on est donc passé·es au fameux syndrôme. Ce comportement serait-il une maladie ?

La pathologisation des femmes remonte loin dans l’histoire moderne de l’humanité. La psychiatrie du 18è siècle introduit l’hystérie, la mélancolie ou encore la nymphomanie pour décrédibiliser et inférioriser le corps féminin. Nathalie Grande (introduction au colloque de la SIEFAR Femme et Folie sous l’ancien régime) parle de “Cette pathologisation du désir féminin, perçu comme une menace, est un moyen de contrôle et de domination qui va bien au-delà de la sexualité ; toute femme qui sort de la place qui lui est assignée dans l’ordre social ou moral, décidé par les hommes, est ainsi vite soupçonnée d’être folle.” En ce qui concerne le corps des femmes, la médecine a toujours agit main dans la main avec le patriarcat, permettant le contrôle de celles-ci et le maintien de leur infériorité grâce à des diagnostics ciblés.

Ici, sans toucher au diagnostic corporel, on peut quand même s’interroger sur le glissement sémantique de la dénomination de l’analyse d’un phénomène, vers une portée pathologique ou au moins personnelle (syndrome). Les causes du phénomène peuvent être analysées de manière exogènes, systémiques et complexes. A contrario, le syndrome annonce une condition personnelle, une pathologie dont on souffre à titre individuel.

Pour se sortir collectivement d’un ressenti personnel

L’analyse du syndrome paraît pertinente dans une société idéale égalitaire, où la remise en question personnelle de ses propres succès relèverait alors de l’intime, du ressenti ou de la psyché. “se sortir du syndrome de l’imposteur”, “pour en finir avec le syndrome de l’imposteur” et autre mantra en 10 étapes clés y trouverait peut-être enfin une utilité.

Cependant, les femmes en entreprises rencontrent bien des difficultés, et si nous nous sentons souvent illégitimes, ce n’est pas dû à un ressenti personnel mais c’est bien la conséquence du rejet systémique, de la discrimination, de l’infantilisation et des agressions quotidiennes avec lesquelles nous devons vivre. Se faire couper la parole en réunion le lundi, complimenter sur son rouge à lèvre le mardi, voler une idée le mercredi, questionner sur notre horloge biologique le jeudi et interroger sur notre petite mine le vendredi, voilà le terreau de toutes les insécurités. Il suffirait peut-être de s’affirmer ? se comporter comme un homme ? Comme le rabâchaient tous les magazines girl power des années 2000… Pour ne plus subir le sexisme, il faudrait l’ignorer, élever la voix, redresser les épaules et tutoyer son boss.

Act like a man…

Hélas, comme en parle Victoria L. Brescoll (EN), plusieurs études révèlent que le comportement des femmes n’est pas analysé de la même façon que leurs homologues masculins en entreprise, dans des situations similaires. La colère des femmes, par exemple, est perçue de manière négative et analysée comme un sentiment aux sources internes, une perte de contrôle, un comportement colérique général… A contrario, la colère des hommes est valorisée en entreprise et systématiquement attribuée à des circonstances externes. Ce genre d'études montre qu’une même réaction des femmes et des hommes aura des répercussions positives pour les hommes et négatives pour les femmes.

To be treated like a woman

En général, les personnes ont tendance à sanctionner les individus qui dévient des normes et stéréotypes traditionnels de genre. Plus précisément, des recherches ont montré que les femmes leaders sont pénalisées pour ne pas se conformer à une prescription selon laquelle les femmes doivent être communautaires et pour enfreindre les prescriptions de genre interdisant aux femmes d’être dominantes. Une méta-analyse récente portant sur 63 études menées sur 39 ans a confirmé que les femmes sont effectivement plus sanctionnées que les hommes pour des expressions explicites de dominance (Williams & Tiedens, 2015).

Ces recherches suggèrent que le même niveau de pouvoir formel peut être perçu comme « excessif » lorsqu’il est exercé par une femme par rapport à un homme. Les femmes puissantes sont considérées comme menaçantes (Rudman, Moss-Racusin, Phelan, et Nauts, 2012) et peu dignes de confiance (Heilman et al., 2004). Étant donné que les femmes ne sont généralement pas associées au pouvoir (Koenig et al., 2011 ; Schein & Davidson, 1993), leur présence dans une position de pouvoir constitue une violation des attentes, rendant les écarts de pouvoir plus visibles pour leurs subordonnés. Ainsi, le respect et l’admiration qui suffiraient à légitimer le pouvoir d’un homme sont rarement donné à égalité pour une femme leader. À statut égal, les écarts perçus de pouvoir entre les leaders et leurs subordonnés peuvent sembler plus importants lorsque le leader est une femme, ce qui réduit sa légitimité.

Accepter l’imposture

Dès sa théorisation, le phénomène de l’imposture s’applique à expliciter un ressenti personnel dans une société individualiste. Mais le fait que ce ressenti soit constaté en très grosse majorité par des femmes, dans une société patriarcale peut s’expliquer de manière systémique. Or l’impact de nombreux facteurs comme le racisme, le sexisme, le classisme ou le validisme n’apparaît jamais dans l’explication du concept de l’imposture. Il en ressort donc un levier de développement personnel dans un environnement systémiquement hostile où il suffirait de prendre confiance en soi, en ses capacités pour le surmonter et réaliser le mérite de notre travail ? Les femmes seraient seules responsables de leurs sentiments d’infériorités et par le pouvoir de l’ambition, pourraient s’élever sans ressentir de doutes ou de gênes.

La société nous rappelle constamment que nous ne sommes pas à notre place dans les cercles de pouvoir, de facto, nous sommes bien des impostrices en nous y incrustant. Les retours que nous font notre entourage sont en moyenne moins bons et plus critiques que ceux fait aux hommes. Dans ce contexte, s’auto-évaluer comme inférieure est une réaction rationnelle ! Continuer de croire en soi quand le monde nous envoie le signal opposé serait un marqueur de folie, non ?

Plutôt que de combattre ce symptôme, nous proposons ici d’accepter l’imposture. Questionnez les retours qu’on vous fait et leur motivation. Demandez vous si on demande la même patience à vos collègues masculin, ou le même “esprit d’équipe”. Portez l’imposture comme un badge d’honneur, car ce sentiment est la preuve que vous repoussez les limites de la case ou on vous a mise !

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