Peut-on être queeroporate ?

Et toi dans ta boite, tu sais s'il y en a ?

Unetelle que je connais bien, elle vient de se marier. Untel dans un autre bureau, c'est un collègue qui me l'a dit. Il y avait tel autre aussi, mais il est parti maintenant.
C'est étrange n'est-ce pas ? Sur une entreprise de plus de 300 personnes, on est forcément un certain nombre à être LGBTQIA+. Forcément plus de deux ou trois, non ?
C'est toujours un décalage d'arriver de ma sphère personnelle où tout le monde est plus ou moins queer, dans cet univers policé où une personne gay est en soi une source d'étonnement. Comme trébucher dans une autre réalité, où les perspectives seraient soudain inversées, où les pleins et les reliefs deviendraient soudain des creux.

C'est pas invivable comme boîte pourtant, pas le genre d'endroit où on va la boule au ventre, où on est à la merci d'un manager toxique ou d'un collègue friand des remarques "juste pour rigoler". Ici les gens qui ont un comportement déplacé se font virer, ici on a des femmes partout, à la direction et même chez les informaticien.ne.s, ici personne ne rigole des petites bizarreries des collègues clairement neuro-atypiques.
Mais les queers non, ou en tout cas ielles sont discret.e.s, en tout cas on n'en parle pas ou alors du coin des lèvres à ceux à qui on fait confiance.

J'ai cette position bizarre d'avoir une épouse qui a transitionné tard, mon passing féminin m'a permis de passer des années inaperçue, petite meuf sans histoire en couple bien normé. J'ai eu le temps et le luxe de m'installer et d'être difficile à déloger. Pourtant maintenant que je n'ai plus rien à cacher, je me surprend encore à parler de ma "moitiée" lors des discussions avec les collègues. Pour survoler le sujet, pour pouvoir parler d'elle au féminin sans trop en dévoiler. Je m'interroge ensuite sur ce réflexe de facilité, ce confort de choisir de rester inremarquable. Est-ce par habitude que j'ai ce choix de langage ? Est-ce par peur ? Moi qui pensais être dans une entreprise plutôt bienveillante et ouverte, pourquoi ai-je cet instinct de cacher la vérité, de ne pas emmener le sujet, de me taire, de m'invisibiliser ?

On sait bien sûr qu'il peut être très dangereux pour les personnes LGBTQIA+ de s'”outer” dans certains contextes. La plupart de celleux à qui j'en parle préfèrent fermement et consciemment le garder pour eux. On a beau dire que les temps ont changé, la discrimination, les violences, ça existe, et même si les gens ne disent pas toujours leur haine en face, on sait bien qu'en arrière plan ça va jouer contre nous. C'est parfois une question de survie de rester caché.e, personne ne peut le nier. Parfois de sécurité élémentaire, ou même de confort, et on peut difficilement en vouloir aux gens de ne pas avoir envie que leur journée se résume à défendre leur droit à exister et à devoir éduquer les autres sur des sujets aussi primaires.
De mon côté pourtant, j'ai la chance d'être dans cette position confortable ou si je partais, ce serait plus un problème pour l'entreprise que pour moi. Je suis là depuis longtemps, j'ai une longue habitude d'ouvrir ma gueule, ne serait-ce que sur le féminisme par exemple, les gens ont l'habitude et je ne devrais pas avoir de raison de m'inquiéter. Pourtant, instinctivement, je me tais.

Par légitimité alors ? Après tout, c'est ma compagne qui a transitionné, c'est elle qui en a bavé, est-ce que j'ai le droit de me revendiquer de cette communauté, de notre communauté qui se prend des coups encore et encore depuis tout ce temps ? Peut-être que je ne me sens pas encore en phase avec ce doux sentiment d'appartenance, d'avoir trouvé un milieu qui fait sens, qui est fait pour moi, peut-être que j'ai besoin de temps pour l'apprivoiser et ne pas le jeter en pâture à ceux qui ne comprennent pas. Mais ce n'est qu'une demi-vérité, car comme le savent toustes celleux qui connaissent la joie de sortir du placard, on n’a qu'une envie c'est d'en parler, encore et encore, et expliquer aux autres à quel point le monde est formidable en dehors du placard et comme on se sent bien. Ce n'est pas qu'on a pas envie d'en parler, mais on se retient.

Alors c'est peut-être par conditionnement justement. Tout ce temps où on a vécu dans le secret, où il ne fallait pas dire, camoufler, faire comme si.
A différents niveaux de l'histoire et de la société, on retrouve cette vicieuse atmosphère du "on n'en parle pas". Un exemple bien connu est peut être celui de l'armée américaine et sa fameuse politique du "don't ask, don't tell" (ne rien demander, ne rien dire) : tu pouvais être homosexuel, bien sûr, pas de problème, mais ça ne devait pas se voir, surtout pas se savoir. Tu as le droit, mais pas tellement le droit en même temps. On a beau s'en indigner maintenant, cette attitude est encore très présente de nos jours dans beaucoup de domaines. Tu as le droit d'être différent.e, mais sois discret.e, n'en parle pas, laisse aux autres le confort d'ignorer ça et surtout ne fais rien qui risquerait de les déranger ou de les sortir de leurs schémas bien établis.

Plus j'y réfléchis, plus je réalise que la discrétion est la voie facile, dans le sens où c'est celle de la moindre résistance. Bien sûr c'est aussi celle de la sécurité, et parfois les enjeux sont très élevés. Mais c'est aussi celle encouragée par celleux qui ne peuvent rien faire contre notre existence, mais s'en passeraient bien, et s'arrangent aussi de la voir invisibilisée.
Pourtant de nos jours, alors qu'on pensait que les choses allaient en s'améliorant, l'avenir devient de plus en plus inquiétant pour tout ce qui concerne les droits des minorités, en particulier ceux des personnes LGBTQIA+. Là où on espérait arriver à une certaine normalisation, la stigmatisation refait surface de plus en plus régulièrement.

Pourquoi est-ce un acte aussi politique d'être simplement visible ? Parce que si on ne nous voit pas, il est plus aisé, peut-être, de grignoter nos droits, de nous obliger à nous retrancher, encore et encore, dans des îlots de plus en plus petits et coupés du monde. Si on ne nous voit pas, il est facile de se dire que ça ne fait pas de mal à grand monde, à personne qu'on connait, que ce n'est pas si grave finalement...

Pouvoir être out en tant que queer est une des plus belles choses qui me soit arrivée. J'ai finalement compris le sens du mot fierté dans nos communautés, et l'importance d'exister, dans tous les milieux, en particulier ceux où c'est moins courant comme en entreprise. Après tout, c’est pour beaucoup un des endroits où l’on passe la plus grosse partie de notre temps, Si ça peut permettre de faire réfléchir quelques collègues et en faire des allié.e.s, ça vaut le coup, car on en aura certainement besoin. Si ça peut permettre d'être un point de repère pour les autres LGBTQIA+, leur ouvrir la voie et leur permettre de se sentir plus en sécurité, ça vaut le coup aussi. Car il n'y a aucun endroit où ça devrait être à nous de nous sentir inconfortable.

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