Tout ou presque, dans ce qui constitue une vie d'humain·e, procède de la technique.
Tout ou presque, dans ce qui constitue une vie d'humain·e, procède de la technique.
Techniques vocales ou musicales, techniques graphiques, techniques de protection (vêtements, armures, armes)... toute technique est art, artifice, détournement ou exploitation de ressources naturelles.
La Technique est altération de l'« état de nature ». Est Technique tout ce qui ne procède pas de la Nature.
On voit tout de suite poindre le relativisme d'une telle définition : produire des outils pourra être considéré comme technique provenant d'un être humain, et naturel s'il concerne un animal. On déplacera le curseur vers l'intelligence, lorsque l'on constatera que l'animal utilise malgré tout des outils : sera déclaré technique ce qui procède d'une certaine réflexion sur l'outil.
De façon symétrique, on caractérisera l'intelligence humaine étant capable de distance, de réflexion sur l'usage des outils alors que l'intelligence animale-autre-qu'humaine sera résumée-confinée à une sorte d'instinct primitif. Il en est ainsi tout particulièrement pour la technique que l'on aimerait penser comme spécifique à l'espèce humaine : le langage. L'humain est pourtant loin d'être le seul être vivant sur Terre à utiliser un mode de communication pouvant s'apparenter à un langage 1. Mais on déclarera ces modes de communication comme naturels, donc non techniques, à l'opposé du langage humain dont on s'émerveillera de la complexité/technicité 2.
Il se produit un peu la même chose avec l'IA (même si quelque part, ce n'est pas du tout la même chose puisqu'il s'agit cette fois de se comparer à une machine que l'on envisage comme être artificiel) : dès qu'une machine parvient à effectuer une tâche aussi bien voire mieux qu'un·e humain·e, cette tâche est rétrogradée au statut de non intelligente - en tout cas, de non véritablement intelligente 3. C'est ce qu'il s'est passé pour les échecs puis le Go : ces jeux, où l'on pensait auparavant que la machine ne pouvait l'emporter devant l'intelligence humaine, ont perdu depuis un peu de leur prestige puisque non, en fait, on peut très bien y gagner contre les meilleurs joueurs mondiaux 4 tout en n'étant pas véritablement intelligent 5.
La frontière entre véritables êtres humains et « les autres » (barbares, indigènes, esclaves...) est elle aussi très mouvante : les populations dont on souhaite accaparer les terres ou les corps, voire se débarrasser purement et simplement, seront rétrogradées à l'état de sous-humains ou de simples animaux.
Tout particulièrement, et ce de façon assez systématique (puisqu'il s'est souvent agi d'accaparer leurs terres et leurs corps), les femmes seront classées comme faisant partie de l'« état de nature » et considérées comme des ressources exploitables au même titre que les ressources dites naturelles. On opposera ainsi production et reproduction, créativité et procréativité. Les techniques déléguées aux femmes (lessive, repassage, care, couture, cuisine - sauf lorsque ces techniques sont opérées par des hommes : elles recouvrent alors tout leur prestige) seront pensées comme naturelles, ne méritant donc pas d'être classées dans les Techniques dignes de ce nom (c'est-à-dire validées par les pairs - autre nom pour les pères).
Parler de la Technique est donc marcher sur un fil assez subtil - et particulièrement dépendant de l'époque, du lieu ainsi que de la personne qui en parle. 6
Dans ce que le féminisme peut apporter au discours, à la critique (au sens large : non nécessairement négative) de la Technique, on peut distinguer au moins trois types de contributions :
En ce qui concerne le premier point, je conseille tout particulièrement les ouvrages d'Éliane Viennot et, pour ce qui traite de l'histoire spécifique d'Internet et du numérique, les livres d'Emily Chang (Brotopia et de Claire Evans (Broadband : The Untold Story of the Women Who Made the Internet - EN).
Pour le deuxième point, je renvoie à l'excellent Invisible Women (EN) de Caroline Criado Perez pour comprendre à quel point les techniques ont été, et sont encore largement, pensées par et pour les hommes. 8
Le troisième point est l'objet principal de cet article : comment aller un cran plus loin, à la racine, afin 1) de mettre à nu les logiques patriarcales qui sous-tendent nos discours sur les techniques et 2) d'étudier si d'autres techniques et d'autres discours sont possibles.
Parmi les sources ayant initié cette réflexion, citons Technofeminism (EN) de Judy Wajcman qui a posé les bases en matière de discours féministe sur la technique, et le texte d'Ursula le Guin : The carrier Bag Theory of Fiction (EN).
Le système patriarco-viriarcal 9 impacte tous les genres et influence tous les discours - c'est le propre d'un système : et il importe, en tant qu'être vivant sous ce système, dans comprendre les logiques afin de le mettre à bas. Je pense profondément qu'abattre le capitalisme ou la « mégamachine » (EN) ne résoudra rien tant qu'on ne règlera pas son compte à ce sur-système qu'est le patriarcat.
Si le système patriarco-viriarcal a peu à peu imposé son joug au monde, il n'a pas existé de tout temps, malgré ce que l'on nous en conte 10. Ses débuts remontent probablement à l'une des premières grandes révolutions techniques de l'Histoire : la révolution agricole.
L'une des raisons pour lesquelles il est important de se pencher sur les techniques est qu'elles modèlent notre vision du monde, l'idée qu'on se fait du monde. L'intelligence humaine fonctionne de manière essentiellement analogique ; on pensera d'abord les êtres comme des mécanismes fonctionnant à l'image des automates ; avec l'avènement de l'informatique, on comparera les cerveaux à des ordinateurs ; la numérisation du monde nous fait désormais imaginer que le cosmos pourrait n'être qu'une vaste simulation.
Avec l'agriculture, les femmes ont commencé à être pensées comme des champs à labourer, comme un cheptel librement exploitable. Alors même que l'homme s'extrayait de la nature pour pouvoir l'assujettir sans contrepartie, la femme y était renvoyée.
Le statut d'homme est un statut de classe qui procure un certain nombre de privilèges (assez variable en fonction des époques et des pays : droit de vote, droit de sortir seul dans la rue, droit de conduire, droit d'avoir un compte en banque...) et implique un rôle de domination mais également d'interdépendance voire de parasitisme envers la seconde classe - le second sexe, qui doit servir simultanément d'agent de care (soin au quotidien, ménage mais aussi soutien psychologique), géniteur (porter les enfants du mâle, les élever), défouloir (sexuel, violences), piédestal (pour l'égo), moyen d'acquérir une situation ou de l'argent 11.
La plupart des hommes ne peuvent guère vivre sans femmes : mères, soeurs, épouses 12. Une femme, pour un homme, c'est un énorme soulagement dans tout ce qui est tâches quotidiennes. Cela lui permet de mettre toute son énergie dans son travail et de rayonner à l'extérieur (éventuellement également en tant que bénévole) 13. À l'inverse, un homme, pour une femme, c'est encore trop souvent un fardeau, qu'il faut traîner en plus de tout le reste. Rares sont les femmes que le mari soulage dans les tâches quotidiennes au point qu'elles en ont moins à faire que si elles étaient seules 14 !
Raisonner en ces termes de classes peut permettre de faire comprendre aux #notallmen que bah si en fait, all men : not all men c'est un peu comme comme dire not all bourgeois.
Évidemment, il existe des transfuges de classe comme de genre. Il existe des mecs féministes comme il existe des personnes issues de la classe bourgeoise qui se proclament anticapitalistes ou anarchistes, parfois en toute sincérité. Mais rares sont celles et ceux qui vivent réellement selon leurs idées. Et encore plus rares sont les personnes qui, confrontées à une situation risquant de compromettre leur vie ou leurs acquis, ne pourront pas se rattraper aux branches de leurs privilèges pour s'en sortir. Car c'est le propre du privilège que de rester toujours à portée de main. En tant que personne blanche, je serai toujours mieux traitée qu'une personne racisée si je me retrouve en garde à vue. Et on ne me contrôlera jamais au faciès dans le métro. De même, un mec pourra se balader seul la nuit 15 sans même se poser de question là où une personne identifée comme femme se sentira nécessairement sur ses gardes.
La déconstruction commence par la prise de conscience de ses privilèges de classe.
À noter que l'on peut être privilégié·e de par sa classe sociale et défavorisée de par sa classe de sexe/genre ou de couleur de peau (ou vice-versa). Certains hommes peuvent d'ailleurs en jouer, confrontés à des femmes de classe sociale plus favorisée 16 : la manipulation, de la part des classes dominantes, fait partie intégrante du système qui leur permet de conserver leurs privilèges.
Qui dit privilège, dit en effet système mis en place pour préserver ces privilèges.
Le contrat de mariage par exemple a été (et est encore dans un certain nombre de pays) un formidable outil de domination des femmes 17 ; durant de nombreux siècles et dans de nombreux pays, une femme appartenait, au sens fort du terme, à son père ou à son mari. Seules les veuves pouvaient parfois espérer un peu d'autonomie. Encore de nos jours, beaucoup d'hommes peuvent, de fait ou de droit, agresser sexuellement, violer des femmes. Ce n'est que lorsqu'ils les tuent (et encore c'est très variable suivant les pays) qu'ils peuvent craindre des sanctions un tant soit peu sérieuses de la part de la société.
Il s'agit également de définir des critères précis afin de bien se distinguer de la population non privilégiée, dominée.
En ce qui concerne le genre, qu'est-ce qu'un homme, si on y réfléchit bien ? Tout sauf une femme. L'homme en tant que genre se définit contre tout ce qui renvoie au féminin. Il s'agit de ne pas être une femmelette. Ou un pédé. 18
Notons qu'à l'inverse, une femme peut parvenir à s'intégrer relativement facilement dans un milieu masculin en abandonnant ou dissimulant ses signes distinctifs de féminité, à condition de respecter certaines limites : il restera toujours des situations où l'on nous fera clairement comprendre qu'on n'est pas à notre place (celle des bros) 19.
Le fait qu'il soit plus facile, moins dérangeant pour l'ordre patriarcal, pour une (assignée) femme de se masculiniser (selon les valeurs sociétales actuelles) 20 que pour un (assigné) homme de se féminiser (idem) montre bien quelle est la classe dominante : le sens du gradient doit aller du bas vers le haut.
À noter que les femmes ne sont pas les seules à souffrir du système : pour les hommes, outre l'exigence de virilité prônée par les milieux masculinistes qui est loin de correspondre à une normalité «naturelle» (d'où le nombre de frustrés qu'elle engendre et dont elle se nourrit), il n'est pas si facile de s'y retrouver face à des injonctions pour le moins contradictoires : mépriser les femmes et admirer les hommes mais ne pas désirer sexuellement les hommes et tomber amoureux des femmes. Il y a de quoi en être assez perturbé, mentalement. 21
Le féminisme est l'outil pour remettre en cause ce système. Les hommes devraient s'en réjouir et se renseigner un peu plus sur la question avant de râler.
Revenons à la question de la Technique et à son discours (la fameuse techno-logie).
De par la nécessité pour la classe dominante (celle des hommes) de conserver ses privilèges, un système de pouvoir a été mis en place impliquant, voire se basant sur, une répartition inégalitaire de l'usage des techniques.
On peut penser en premier lieu aux armes, assez généralement réservées aux hommes - ce qui paraît somme toute assez logique pour assurer une domination. Et même si quelques femmes apprennent également à s'en servir, ces armes seront pensées et façonnées pour la morphologie des hommes (comme la plupart des outils sauf ceux réservés spécifiquement aux femmes, puisque la norme est supposée masculine ; je renvoie à Invisible Women sur ce sujet). Parallèlement, on apprendra, au fur et à mesure que le système se renforce à l'aube de l'ère moderne, aux femmes à avoir peur des armes, à fuir l'usage des armes, et donc en cas de problème à se faire protéger par les hommes. Mais pour cela il faut le (les) mériter : les séduire, s'en faire aimer, s'en occuper. Aux hommes on apprendra au contraire à tenir tête, se battre, se mettre en avant, mépriser les valeurs dites féminines, ne pas se comporter en femmes (et donc ne pas montrer sa sensibilité, ne pas se laisser enfermer, considérer la « liberté » - comprendre : leur liberté - comme valeur suprême : combien d'hommes qui se prétendent féministes sont encore dans ce schéma-là...).
Ensuite, aux techniques donnant lieu à une rémunération. À partir de la fin du Moyen-Âge en Occident (et encore dans certains pays actuellement), ce seront en effet principalement les hommes qui pourront gagner de l'argent en travaillant ; avec la chasse aux sorcières, on s'accapare les terres et les métiers des femmes. Au XVIII-XIXème siècle c'est la housewifisation 22 des femmes blanches occidentales, découragées de travailler à l'extérieur et contraintes à procréer : ne pas travailler, c'est-à-dire, ne pas effectuer de travail rémunéré devient la norme pour les femmes respectables (autre mot pour « conformes à l'ordre patriarcal » voire « plus difficilement violables ») 23. Les autres ne feraient que voler l'argent des hommes (et donc leur respectabilité) en leur prenant leur place au travail 24 !
Parmi les métiers de femmes qui disparaîtront assez rapidement à la fin du Moyen-Âge, citons tout particulièrement ceux de sage-femme et médecienne - oui, cela existait auparavant, ce mot-là). C'est à cette époque que les femmes occidentales sont privées de leurs connaissances en matière de contraception, de connaissances sur leur propre corps 25. Toutes proportions gardées, cela fait penser à ce qu'il se passe actuellement en Afghanistan : les femmes y sont désormais interdites d'études de médecine, ce qui, sachant qu'elle n'ont déjà pas le droit de se faire soigner par un homme sans la présence d'un homme de leur famille, correspond à une claire volonté d'élimination des femmes qui n'accepteraient pas de rentrer dans le rang.
Mais c'est probablement l'accaparement des techniques liées à la diffusion des idées (journaux, livres, peintures, sculptures, architecture ...) ainsi que l'interdiction assez générale faite aux femmes d'accéder à des études supérieures (Université...) qui fera le plus de dégâts. On n'a pas attendu le 1984 d'Orwell 26 pour comprendre que le contrôle des idées et le choix des mots fait partie des techniques les plus efficaces de contrôle des populations. Lorsqu'on nous prive d'armes et d'autonomie on peut toujours se battre pour les récupérer. C'est beaucoup plus difficile lorsqu'on nous prive de l'idée même, que ce n'est même plus pensable 27.
Ce seront donc les hommes (de bonne famille, riches, éduqués, blancs pour la plupart) qui se retrouveront aux manettes, pendant de nombreux siècles, concernant les avancées scientifiques et techniques, mais également idéologiques 28.
L'accaparement de l'Histoire tout particulièrement (dont on sait bien qu'elle est écrite par les vainqueurs 29.) permet de renforcer l'hégémonie masculine ; on effacera ainsi rapidement de la mémoire collective les quelques femmes qui se permettraient d'émerger de leur vivant. Nombreuses sont celles dont on n'a commencé à redécouvrir l'existence que depuis très peu de temps (et ce, grâce aux mouvements féministes !). On pourra étudier comme exemple contemporain ce qu'il se passe au niveau de Wikipédia.fr : c'est une lutte de tous les instants, et on remercie des associations comme les sans pagEs, le deuxième texte ou noircir Wikipédia pour lutter contre l'hégémonie masculine blanche imposée par un petit groupe sexiste et transphobe (pour des détails on pourra par exemple consulter cette page Il y a quelque chose de pourri chez Wikipédia.fr).
Cette hégémonie masculine, bâtie sur une séparation artificielle, sociétale, des sexes, aura un fort impact sur la technique moderne.
Déjà, comme signalé, la promotion des valeurs masculines, viriles, tend à mettre en avant un type bien particulier de techniques : plutôt que le tressage de paniers 30 (technique pourtant longtemps indispensable à la survie !) on étudiera l'évolution des armes au cours du temps (âge du silex, etc.) et on définira les progrès techniques à cette aune 31.
On va également privilégier les techniques tendant à assurer le contrôle (toujours une question de conserver ses privilèges). La technique moderne peut se définir en tant qu'art du contrôle - entendu comme contrôle par les personnes en charge, les sachants, les puissants (l'accord se fait ici au masculin non neutre). Car en ce qui concerne le commun des mortels, la technique moderne dominante tend plutôt à désempouvoirer (disempower) les personnes, à leur ôter leurs compétences de manière à éviter tout rapport de force véritable. Le néolibéralisme à la tech bro en ce sens est un peu l'ultime étape avant la prise de pouvoir par l'IA 32.
Cette volonté de contrôle est à lier avec celle du corps et de la nature. La pensée patriarcale tend à séparer fortement nature et culture, nature (femelle) et humain (mâle), corps et esprit. Il faut torturer la Nature comme on torture une femme, suggérait Bacon à l'époque de la chasse aux sorcières. L'esprit scientifique se définit comme en dehors (au-dessus) de la Nature, comme devant l'analyser, la décomposer en éléments simples pour mieux pouvoir ensuite la recomposer. Selon le schéma logique qui s'impose à partir des XVIème-XVIIème siècle, il faut détruire, découper, disséquer pour pouvoir ensuite recréer (et donc véritablement maîtriser).
Au sein de ce système de pensée, la femme n'est généralement envisagée que comme corps, résumée à son sexe ou à ses activités domestiques (un peu comme un robot, finalement) ; l'homme en revanche se voit avant tout esprit.
L'homme serait une tête sans corps ; la femme, un corps sans tête.
Ce qui est assez curieux finalement parce que, si on y réfléchit bien, certes le corps d'un certain nombre de femmes 33 est soumis à un cycle environ mensuel (menstruel), mais en ce qui concerne un nombre non négligeable d'hommes c'est de façon journalière voire horaire que leur corps se rappelle à eux. C'est quotidiennement qu'il s'agit d'apaiser-assouvir-réguler leurs pulsions afin de pouvoir redevenir esprit. Cherchez l'erreur (ou la confirmation).
À noter qu'il ne s'agit pas là de renvoyer chacun·e aux contraintes de son sexe comme si ces cases étaient parfaitement délimitées et établies. Vouloir à tout prix mettre dans deux cases bien séparées ce qui serait le sexe homme et le sexe femme est une absurdité scientifique 34 évidemment liée au patriarcat (car s'il n'y a pas de véritable séparation des sexes, comment instaurer un système de classe à partir de cette séparation ?).
Dernière chose et non des moindres : à penser la Nature comme une externalité, on envisage également les coûts écologiques comme des externalités. L'homme patriarcal ne se pense pas comme faisant partie de la Nature mais comme son maître. La relation est de type exploiteur/exploité et non d'échanges réciproques (il en est de même pour pas mal de relations homme/femme encore de nos jours, que ce soit des relations de type homme/mère, homme/sœur, homme/amante ou homme/conjointe).
J'aimerais terminer cette section par l'exemple de l'Intelligence Artificielle (IA) qui montre combien tout ce qui précède se retrouve entremêlé, et profondément ancré (encré) dans le système patriarcal.
Concernant la hype actuelle autour de l'IA et les problèmes écologiques et humains associés, j'en ai déjà assez longuement parlé dans ma dernière conférence et je ne compte pas tout répéter ici, mais je souhaiterais tout de même relever un point : la discipline est intimement liée à l'industrie de l'armement. On ne mettrait pas autant d'argent dans l'IA si cela ne servait pas aussi, voire surtout, à concevoir des armes. C'est également lié à l'industrie du nucléaire (qui est évidemment liée à l'industrie de l'armement) depuis que l'on s'est aperçu que ça allait être bien plus coûteux énergétiquement que prévu (la belle blague). À noter qu'en ce qui concerne le nucléaire, cela implique un véritable choix de société et il ne faut jamais oublier que tout ce qui est technique est aussi (voire surtout) politique. C'est encore une fois, penser que l'on peut librement exploiter, transformer, des ressources naturelles en oubliant au maximum les conséquences (pour le civil, question des déchets et des accidents ; pour le militaire, le stock actuel permet déjà de détruire moult fois la planète mais on continue nonobstant à l'augmenter et à le « moderniser » - traduire : rendre plus efficace, ie létal).
Ce que j'aimerais démontrer/développer ici est à quel point cette hype est dans le prolongement d'un fantasme (complexe ?) patriarcal multiséculaire.
On nous a en effet suffisamment rebattu les oreilles depuis plus d'un siècle avec le soi-disant complexe des femmes envers le pénis (le fameux manque de pénis, l'envie de pénis, tiens, mange une banane) pour que je puisse me permettre de suggérer que l'envie d'IA procède d'un autre complexe, masculin cette-fois ci, portant sur l'impossibilité mâle de mettre au monde de nouveaux êtres. Ainsi que du besoin patriarcal de s'approprier à tout prix la procréation (en suivant le même mode scientifique que précédemment décrit : décomposer en éléments simples puis tenter de recomposer, sans trop se poser la question si au cours de ce processus ils n'ont pas juste omis l'essentiel : le vivant).
Car nos techniques influencent notre système de pensée mais réciproquement, notre système de pensée influence nos techniques. Tout particulièrement, la science-fiction 35 a longtemps été essentiellement masculine, ce sont les mecs nourris à cette science-fiction qui ont produit le monde où nous sommes actuellement 36...
Car à étudier un peu la mythologie, c'est fou le nombre de fois où des êtres sont créés sans passer par le ventre d'une femme. Athéna sort du crâne de Zeus, Baccus de la cuisse de Jupiter, et la première femme elle-même provient d'une côte d'un homme ! À moins qu'elle n'ait été façonnée dans l'argile par Héphaïstos et animée par la déesse Athéna sous les ordres de Zeus, pour punir les hommes de l'avoir défié avec le feu volé par Prométhée 37. Le fait de pouvoir animer des êtres de métal, de pierre ou d'argile ne date en effet pas d'hier : dans la mythologie grecque, on peut citer encore Pygmalion et Galatée ; dans la mythologie juive, le Golem.
Parallèlement, le rôle des femmes était minimisé : la procréation, ce n'est pas de la création 38 ! Longtemps, la vision d'Aristote a fait autorité (et pas uniquement en chrétienté : Aristote a également beaucoup influencé la philosophie islamiste), qui considérait le ventre des femmes comme un simple sac destiné à recueillir les précieux homoncules issus du sperme des hommes (non seulement ce n'est pas une blague, mais cette théorie était encore présentée comme la plus crédible par l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert...).
Marie Shelley s'est inspirée du mythe de Prométhée pour son Frankenstein ; bien que femme, elle reprend des idées d'hommes, en tout cas cette idée d'intelligence artificielle - normal, ayant été nourrie à la littérature classique - donc masculine. Mais elle les façonne de façon particulièrement originale - normal, c'est une femme, et qui plus est, elle a lu et relu les écrits féministes de sa mère.
Sans doute un écrivain mâle aurait pensé le monstre femelle et l'histoire aurait été tout autre (le monstre se sacrifiant pour son maître ?). Le Frankenstein de Mary Shelley, tout au contraire, refuse de créer une femelle pour son monstre, car ce serait bien trop dangereux de redonner la main à la Nature, en autorisant une procréation naturelle au lieu d'une création purement artificielle.
Si je parle longuement de cette histoire, c'est que l'hubris actuelle autour de l'IA me fait beaucoup pensée à l'hubris d'alors, où avec la découverte de l'électricité et de magnétisme (deux phénomènes évidemment intrinsèquement liés), (presque) tout paraissait possible.
L'intelligence artificielle est une quête à la Frankenstein.
Peut-être qu'un jour, on rira de ces illuminé·es du XXIème siècle qui prétendent aujourd'hui créer des êtres à partir de machines et d'algorithmes comme on rit de ces illuminé·es du XIXème siècle qui prétendaient créer des êtres à partir de cadavres et de stimulations électriques.
L'intelligence artificielle est l'un des gros bluffs de l'ère numérique.
Notons qu'à chaque fois, ce sont des corps forgés à leur état final, adulte. Il n'y a pas de processus d'enfantement. Concevoir une IA, c'est créer sans procréer.
L'intelligence présente dans la nature - les animaux, les plantes... est une intelligence qu'on ne maîtrise pas, qu'on ne peut réellement soumettre sans la tuer. Maîtriser les êtres jusqu'à leurs pensées est également un fantasme récurrent en patriarcat que l'on retrouve par exemple dans le 1984 d'Orwell.
Réussir à créer une intelligence artificielle, c'est devenir l'égal d'un dieu. De la nature.
D'une femme. Car finalement, la femme fait ça naturellement. On en revient au complexe.
L'idée derrière l'IA, l'idéal je dirais, actuellement, pour un certain nombre de tech bros, qui correspondrait à leur vision du monde, serait de parvenir à 1) se passer de la femme (sauf en tant qu'objet sexuel, bien sûr) 2) se passer du corps physique voire 3) se passer de l'univers physique, pour ne garder que le cerveau et l'univers mental 4) le tout de manière parfaitement contrôlée.
L'hubris des Lumières poussée à son apogée. La séparation du corps et de l'esprit. Comme si l'un pouvait aller sans l'autre, comme s'ils ne faisaient pas qu'un.
À moins que cela ne consiste à créer la femme idéale. Une femme qui corresponde enfin au concept de LA Femme. Plus intelligente mais totalement dévouée, qui nous servirait à la fois de confidente, de conseillère et de secrétaire. Un peu comme Eileen, la femme d'Orwell 39.
Face aux dégâts environnementaux qu'impliquent la Technique telle qu'elle est pensée, et mise en œuvre, tout particulièrement depuis la Révolution Industrielle 40, face à la perte de libertés, à la technosurveillance facilitées par la toute nouvelle Révolution Numérique, il pourrait être tentant de souhaiter revenir à une technique préindustrielle. Mais cette technique industrielle n'est-elle pas dans le prolongement de la technique et des idées préindustrielles ? Le problème ne date pas du XIXème siècle, ni même du XVIIIème ou du XVIIème. Les racines sont bien plus profondes que cela. Remettre en cause les techniques sans s'interroger sur le système de pensée qui les a produites, c'est comme vouloir se débarrasser d'une mauvaise herbe sans s'attaquer à ses racines.
Il faudrait aussi prendre garde à ce que le « retour à la nature » ne soit pas synonyme d'un retour à l'« ordre naturel », « biologique », où les personnes seraient bien rangées (et classées) selont leur sexe et où les personnes identifées comme mâles continueraient à dominer tranquillement parce que c'est dans leur nature 41. Or les mouvements anti-industriels sont malheureusement trop souvent imbibés de sexisme et de transphobie 42. Ellul lui-même, sur des sujets comme la pilule contraceptive, était loin d'être brillant.
Gardons toujours à l'esprit que les femmes sont les canaris de nos milieux militants. Et que les personnes trans sont les canaris de ces canaris. S'il n'y a pas de place pour elleux, le mouvement reste patriarcal. Car discriminer les personnes en fonction de leur genre ou sexe est éminemment partiarcal. 43
Et pour revenir aux techniques modernes, il ne faudrait pas être caricatural·e. non plus dans cette histoire.
La technique a également permis à certaines personnes de s'émanciper 44. Ce n'est pas pour rien si de nos jours on peut un peu plus ouvrir nos gueules - nous, les femmes blanches occidentales, en attendant que ce soit peut-être, un jour, le cas pour toutes les autres.
Il est essentiel, lorsqu'on s'interroge sur les techniques, de garder à l'esprit les populations les plus fragiles (le retour à la nature peut également signifier un retour à une certaine forme d'eugénisme, de loi du plus fort ou de la plus résistante), mais aussi, ne pas se contenter d'observer les effets dans nos pays développés. Une technique peut aider une partie de la population tout en asservissant une autre. Le problème est loin d'être simple et je ne prétends pas le résoudre ici.
Enfin, il faut aussi un minimum de réalisme et de stratégie ; dans l'état actuel des choses, on peut bien foutre nos smartphones et autres ordinateurs à la poubelle individuellement, ça ne changera pas la face du monde. En revanche, ça risque de nous priver d'outils utiles à la résistance, dans un monde qui devient de plus en plus centré sur les techniques numériques.
Il importe par contre de réfléchir aux outils que l'on choisit d'utiliser : certains sont nettement moins risqués que d'autres en termes de divulgation de données personnelles (et lorsqu'on est militant·e cela devrait être l'une des premières choses à étudier 45), plus souples et mieux adaptés ou adaptables, moins consommateurs ou destructeurs de ressources (énergétiques, matérielles, vivantes) que d'autres.
Parmi les voies intéressantes à notre disposition actuellement, il faut citer le mouvement du logiciel libre et celui des communs (numériques ou non). Même si la philosophie du libre, élaborée dans les années 1980, est encore globalement très masculine et à dépoussiérer amplement en particulier sur tout ce qui est question de l'accessibilité et de l'inclusion, le fait d'insister sur des valeurs comme le partage des connaissances, la réappropriation des outils, la protection des données personnelles, l'émancipation face aux grosses entreprises du numérique et à leur monde, permet de comprendre que d'autres façons de faire, plus respectueuses des personnes, sont possibles. D'autant que le libre ne concerne pas que les techniques numériques : il y a aussi de l'art libre, de la recherche libre. Cet article est sous licence libre 46.
Il ne faudrait cependant pas vouloir faire n'importe quoi avec le libre. Il y a beaucoup de discussions en ce moment, autour de la définition d'une IA libre, de ce que pourrait être une IA libre. Alors que les systèmes d'apprentissage de l'IA 47 sont affreusement coûteux en termes de ressources naturelles et humaines (pensons à toutes ces personnes actuellement employées à entraîner, corriger, l'IA, souvent au prix de leur santé mentale). Sans compter que si l'IA fait référence aux systèmes informatiques qui effectuent des tâches nécessitant une intelligence humaine, chercher à les développer revient à souhaiter nous remplacer dans des tâches dites intelligentes. Que nous restera-t-il ? Les tâches débilisantes.
Est-ce cela, le monde dont nous voulons ?
À quoi donc pourrait ressembler une technique féministe (au sens probablement non exhaustif d'écoféministe (EN), radicale non essentialiste (EN), queer, intersectionnelle) ?
Le féminisme ne peut que remettre en question la vision normale (occidentale, patriarcale) du monde en tant qu'extérieur exploitable, car les femmes, en culture patriarcale, sont considérées comme faisant partie de cet extérieur (la Femme c'est l'Autre). Or on n'agit pas du tout de la même manière sur les êtres et les choses suivant qu'on les considère comme faisant partie de notre intérieur, ou de notre extérieur.
La culture occidentale, tout particulièrement avec l'avènement de l'esprit scientifique et sa façon d'appréhender le monde par l'analyse et la dissection, nous a longtemps fait négliger le fait que chez les êtres vivants, tout est mélanges, imbrications, échanges continuels ; qu'intérieur et extérieur ne sont pas si distinguables, délimitables, que ça. Nous accueillons par exemple en nous plus de cellules externes que de cellules qui nous sont propres 48. L'étude du microchimérisme 49 nous amène à comprendre à quel point les cellules qui nous constituent sont elles-mêmes issues de mélanges 50, et combien les ventres des femmes jouent un rôle bien plus complexe dans l'aventure de la vie que celui de simple sac. Ce que nous identifions enfin comme notre corps est semblable au bateau de Thésée : la plupart des cellules qui nous constituent se renouvellent régulièrement et ne sont pas les mêmes que celles qui nous constituaient à notre naissance.
Quel est alors le dehors, et le dedans ? Comment penser qu'il est possible de nous abstraire du reste du monde ? La logique tech bro qui imagine qu'à partir de simulacres de neurones 51, peut advenir une intelligence digne de ce nom est une logique patriarcale qui confond la carte et le territoire, le modèle simplificateur avec le monde réel, et cherche à nous faire oublier la différence de nature entre une simple machine et un être vivant.
De même que l'homme patriarcal se définit comme non femme, il se définit en opposition avec la nature. Le bluff de la technique moderne consiste à nous faire croire que nous pouvons continuer à ponctionner la nature sans contrepartie, que toujours une nouvelle technique viendra à notre rescousse 52, pour nous permettre de produire toujours plus, pour consommer toujours plus.
Il s'agirait au contraire de penser la technique, nos outils techniques, au sein de la nature et d'arrêter de prendre pour des externalités ce qui est en fait des internalités. D'opérer une véritable révolution copernicienne où l'humain·e ne se penserait plus au-dessus, mais partie intégrante, de la nature et verrait toute dégradation, toute pollution, toute perte de diversité de son environnement comme une atteinte personnelle. Où le premier critère d'acceptation ou de rejet d'une technique ne serait plus ses effets sur une infime partie (blanche, riche, occidentale, valide, WEIRD) de la population mais ses conséquences sur la diversité à l'échelle globale.
Mais pour cela, il va falloir gagner la guerre des idées et cela ne pourra que commencer par une remise en cause du patriarcat.
On a encore trop tendance à penser que la question du féminisme est moins essentielle que celle de l'écologie ou de l'anticapitalisme, j'espère avoir contribué ici à démontrer le contraire : le féminisme doit être la base sur laquelle on fonde notre idée de société, si on veut vraiment agir en profondeur, à la racine.
Outre les langages animaux on peut penser également aux modes de transmission d'information des arbres ou des champignons qui constituent des domaines d'étude passionnants ! Revenir au note n°1
L'un des premiers discours autour de la technique et sa (non) neutralité est fourni par le Gorgias de Platon : il s'agit de discuter de la technique... de la rhétorique. Revenir au note n°2
On remarquera avec intérêt que l'une des acceptions d'artificiel est : faux, pas véritable, trompeur. Revenir au note n°3
Kasparov pour les échecs, Lee Sedol pour le Go. Revenir au note n°4
Car ces machines ne le sont clairement pas ; pour comprendre en quoi, je renvoie à la lecture de l'excellent Artificial Intelligence: A Guide for Thinking Humans (EN) de Melanie Mitchell. Pour quelque chose de plus court, voir par exemple l'article Losing the Imitation Game (EN) de Jennifer Moore. Le bluff autour de l'IA fait partie du bluff technologique : il faut prendre garde à ne pas se laisser leurrer par ces discours de colporteurs ; pour un peu plus de détails voir par exemple ce que j'en dis dans mon article Librisme, luddisme, féminisme (et l'IA, dans tout ça ?) Revenir au note n°5
Personnellement, je me définirai comme une personne assez peu formatée au niveau du genre, d'organes sexuels femelles, blanche, occidentale et de catégorie sociale relativement aisée. Revenir au note n°6
En référence au « jeu de mots » anglais history/herstory Revenir au note n°7
On pourra également consulter mon article Comprendre l'étendue du problème. Revenir au note n°8
J'emprunte ici la notion de viriarcat à Olivia Gazalé dont je recommande vivement l'ouvrage Le mythe de la virilité. Revenir au note n°9
Ce qui fait tenir les systèmes, c'est aussi, voire surtout, les récits qui les constituent. Revenir au note n°10
Voir le système de dot en Inde par exemple où les meurtres de femmes pour pouvoir se remarier et récupérer un peu plus d'argent ne sont pas rares, Maria Mies (EN) en parle longuement dans son excellent ouvrage Patriarchy and Accumulation on a World Scale: Women in the International Division of Labour. Revenir au note n°11
On pourra arguer que c'est un peu moins le cas de nos jours par exemple en France dans des milieux à capital culturel de gauche mais la répartition des tâches domestiques reste néanmoins encore extrêmement genrée : voir, par exemple, Pères de famille : l'arnaque derrière les beaux discours. Il est très différent de se mettre en valeur en faisant la cuisine lorsqu'il y a des invité·es, et de le faire au quotidien, avec le ménage, les courses et la vaisselle, sans oublier le soin des enfants lorsqu'il y en a. Revenir au note n°12
Citons en exemple Orwell : lorsqu'on lit le livre d'Anna Funder on se rend compte à quel point il n'aurait jamais pu avoir la carrière qu'il a eue et écrire ce qu'il a écrit sans le soutien constant (y compris financier !) de sa femme, Eileen (qui outre s'occuper du ménage relisait et tapait également les manuscrits ; le rôle d'Eileen à Barcelone pendant la guerre d'Espagne a été autrement plus important que celui de son mari, mais pas une fois Orwell, dans Hommage à la Catalogne, ne citera son prénom. Tout au plus parlera-t-il de my wife (j'ai compté : 32 fois en tout et pour tout) lorsqu'il ne parviendra pas à l'effacer complètement en tournant la phrase à la forme passive. Lorsque Eileen est morte (à force d'oublier de s'occuper d'elle-même) Orwell n'a eu de cesse de se trouver une autre femme possédant les mêmes compétences... Revenir au note n°13
Lire par exemple le couple hétéro demeure un aspirateur à temps libre pour les femmes. Revenir au note n°14
Ou pourra aller boire un café au comptoir de n'importe quel bar. Ou faire du sport dehors aux agrès présents dans les parcs. Ou se balader nu sur la plage. Ou faire du stop. Ou voyager seul dans un pays étranger. Ou randonner seul à vélo. Etc. etc. Revenir au note n°15
L'inverse est également possible. Revenir au note n°16
Citons ici Monique Wittig : Le contrat qui lie une femme à un homme est en principe un contrat à vie, que seule la loi peut briser (le divorce). Il assigne à cette femme certaines obligations y compris un travail non rémunéré. Son travail (le ménage, élever les enfants) ainsi que ses obligations (cession de sa reproduction mise au nom du mari, coït forcé, cohabitation jour et nuit, assignation à résidence, comme le sous-entend la notion juridique d'« abandon du domicile conjugal ») signifient que la femme en tant que personne physique appartient à son mari. Le fait qu'une femme dépende directement de son mari est implicite dans la règle généralement observée par la police, qui est de ne pas intervenir lorsqu'un mari bat sa femme. (La catégorie de sexe, 1982, traduit par Marie-Hélène Bourcier, désormais disponible en brochure sur infokiosques). Ou encore : la catégorie de sexe est une catégorie totalitaire qui pour prouver son existence, a ses inquisitions, ses cours de justice, ses tribunaux, son ensemble de lois, ses terreurs, ses tortures, ses mutilations, ses exécutions, sa police.
Si la situation a pu évoluer relativement positivement dans pas mal de pays occidentaux, c'est encore loin d'être le cas partout.
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Lire par exemple Le pédé, la pute et l'ordre hétérosexuel. Revenir au note n°18
Brotopia montre clairement le dilemme auquel les femmes accédant aux positions de pouvoir dans le petit milieu de la Silicon Valley doivent faire face : coucher et être rabaissée à son sexe ou ne pas coucher et passer pour la prude de service qui n'aura pas accès aux bons réseaux. Revenir au note n°19
Les valeurs décrétées féminines ou masculines diffèrent largement selon les époques. Actuellement, alors que les femmes (blanches, occidentales) ont accès à beaucoup de libertés (au moins de façon théorique, ayant légalement les mêmes droits que les hommes), le débat se concentrera essentiellement sur les différences physiques (force, muscles, sexe) et le contrôle des corps (vêtements pour les hommes : essayez donc, en tant qu'homme, de vous balader en jupe courte ; droit ou non droit à l'avortement pour les femmes). Revenir au note n°20
Et ne parlons même pas des mutilations (EN) opérées encore de nos jours sur les bébés intersexes pour les forcer à rentrer dans l'une des deux seules cases possibles du système : homme ou femme. Revenir au note n°21
Mot forgé par Maria Mies à partir de housewife : femme au foyer. Revenir au note n°22
À la même époque, pour les femmes noires, c'est au contraire l'esclavage (où les femmes sont traitées comme les hommes - pas de problèmes de force physique, lorsqu'il s'agit d'être exploitée physiquement - voire plus durement encore que les hommes puisqu'elles doivent subir en plus les agressions sexuelles des hommes blancs) et les stérilisations forcées. Encore de nos jours, cette différence de traitement entre blanches et non blanches en ce qui concerne la procréation subsiste assez largement aux États-Unis (lire les travaux de Bell Hooks à ce sujet). Mais dans les deux cas, on l'aura compris, il s'agit du pouvoir de décider de l'usage du corps des femmes à la place des principales intéressées. Revenir au note n°23
Voir par exemple Féminisme et syndicalisme. Revenir au note n°24
Cela a donné lieu à une réappropriation à partir des années 70 : citons ici l'excellent Notre Corps Nous Mêmes. Quant à la représentation correcte d'un clitoris dans les manuels scolaires, il faudra attendre 2017 en France !!! Revenir au note n°25
À ce propos, lisez l'ouvrage d'Anna Funder sur Eileen Blair (EN), la femme d'Orwell aka Éric Blair : vous ne lirez plus jamais Orwell de la même manière. Et ça tombe bien, il existe désormais une traduction en français : L'Invisible madame Orwell. Saviez-vous qu'en 1934, avant même d'avoir fait la rencontre d'Orwell, Eileen avait publié ce poème : End of the Century, 1984 (EN) ? Revenir au note n°26
La guerre des idées est au moins aussi importante que celle des armes ; pour le patriarcat, l'une des batailles les plus célèbres sera la « Querelle des femmes » (une simple querelle, n'est-ce pas ?). Revenir au note n°27
Quelques femmes, majoritairement blanches, éduquées/de bonne famille auront pu passer à travers les mailles du filet (c'est le cas d'Ada Lovelace et de sa mère, Anne Isabella Millbanke ; de Mary Shelley et de sa mère, Mary Wollstonecraft ; de Mary Somerville, éminente traductrice de Laplace et tutrice d'Ada ; d'Émilie du Châtelet, éminente traductrice de Newton...) : ce sont les exceptions qui confirment la règle. Revenir au note n°28
À ce propos, quel est le féminin de vainqueur ? Revenir au note n°29
En référence au carrier Bag Theory of Fiction de Le Guin précédemment cité. Revenir au note n°30
On pourra aussi définir le progrès à l'aune du prolongement de la vie car c'est également une question d'importance quand on est dominant : pouvoir dominer plus longtemps. Les progrès de la médecine - masculine, occidentale - seront donc scrutés avec attention. On insistera évidemment sur la prévention et la guérison des maladies des populations (occidentales, aisées) et beaucoup moins sur les morts dus aux progrès techniques eux-mêmes : enfants broyés par les machines, pollution, morts à la guerre etc. Comme si ces morts étaient un moindre mal. Revenir au note n°31
Nan je rigole, l'IA n'est qu'un vaste bluff, voir plus bas. Revenir au note n°32
Pubères, non enceintes, non ménopausées, non anorexiques... Revenir au note n°33
Je renvoie ici aux travaux d'Anne Fausto-Sterling. Revenir au note n°34
Assez récente en tant que discipline mais finalement très ancienne en pratique : avant, cela s'appelait plutôt mythe ou légende ; les dieux sont nos premières intelligences extraterrestres toutes puissantes, songeons par exemple à Héphaïstos et ses automates d'or et, côté humain, à Dédale et ses ailes « semblables à celles des oiseaux » bien avant le tout premier aéroplane... Revenir au note n°35
On ne peut mettre de côté l'influence, d'abord des légendes orales, puis des livres, puis du cinéma, surtout de science-fiction, sur les techniques, tout particulièrement depuis l'ère industrielle. Ni le fait que ces légendes, livres et films ont été pour la plus grande part produits par des hommes - voire des femmes, car ce n'est pas une question de sexe/genre, mais bien de système ! - façonnés par le système patriarcal, ayant été nourris à sa culture. C'est en cela que le féminisme est essentiel : c'est l'outil qui nous permet de comprendre le système qui nous formate, tous et toutes. Sans cette compréhension, nulle remise en cause n'est possible. Revenir au note n°36
De façon assez étrange, les déesses ne sont pas vraiment des femmes au sens où elles ne subissent pas leur genre et sont souvent aussi puissantes, voire plus puissantes, que leurs collègues les dieux - qui ne sont eux non plus pas vraiment des hommes, tout en arborant des attributs masculins. Ce serait à creuser. Revenir au note n°37
De même, on distinguera soigneusement travail productif et travail reproductif. Revenir au note n°39
À noter que chez Orwell il n'y a pas d'IA, ce sont les humains qui sont devenus des machines. La bureaucratie à l'état pur. Mais l'IA est également le prolongement de cette idée-là : le gouvernement par l'algorithme, transformer les hommes en simples rouages de la mégamachine. Il y a différentes idées d'IA : l'IA secrétaire mais aussi l'IA petit fonctionnaire bureaucrate ; l'IA soldate ; l'IA espionne... Revenir au note n°30
Il y a beaucoup de parallèles à faire entre ces deux révolutions, cela a fait l'objet de ma dernière conférence dont le texte se trouve sur mon site Librisme, luddisme, féminisme (et l'IA, dans tout ça ?). Revenir au note n°40
Pour déconstruire ce type de préjugé, je recommande la lecture de l'ouvrage de Heide Goettner-Abendroth, Matriarchal Societies: Studies on Indigenous Cultures Across the Globe (EN) où l'on découvre des sociétés où ce sont les femmes, les plus fortes physiquement ; il faudrait également s'interroger sur les critères selon lesquels on juge de la force des personnes : l'endurance ? le port de charge lourdes (dont les enfants) sur des dizaines de kilomètres ? la résistance à la faim et à la soif ? la résistance psychologique ? Les sports pour lesquels on organise des compétitions à l'heure actuelle l'ont été selon des critères masculins. Les outils sont adaptés au physique masculin. Les muscles ne sont pas l'unique façon de mesurer la force et même s'il semble que la masse musculaire des hommes soit en moyenne plus importante que celle des femmes, cette différence s'amenuise de nos jours du fait que nos activités et notre alimentation se rapprochent (même si les hommes continuent à faire plus de sport en moyenne, jeunes, que les femmes). Voir Anne Fausto Sterling à ce sujet. Revenir au note n°41
Lire à ce propos Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel. Revenir au note n°42
Je développe ces idées un peu plus longuement dans mon article Techno-logie et Féminisme (3). Revenir au note n°43
Pensons par exemple aux techniques contraceptives : pilule mais aussi contraception masculine ; certes il existait aussi d'autres techniques «avant» et ces nouvelles techniques peuvent être également sources de nouveaux problèmes, c'est le côté pharmakon (EN) : à la fois remède et poison, de toute technique. Revenir au note n°44
Je ne parviens par exemple pas à comprendre les orgas qui continuent à réunionner sur Zoom alors que des solutions comme Big Blue Button existent et sont particulièrement simples à utiliser avec beaucoup d'instances proposant le service gratuitement (parfois contre une adresse mail, mais ce n'est pas pour l'exploiter indûment). Revenir au note n°45
Je parle ici des systèmes résultant d'apprentissages stochastiques que l'on nous vend sous le nom d'IA générative. Revenir au note n°47
Citons par exemple Wikipédia : Une étude en 20162 évalue le microbiome (constitué essentiellement du microbiote intestinal humain) à environ 39 000 milliards de bactéries et celui des cellules du corps humain moyen à environ 30 000 milliards [...] Chaque humain·e abriterait 200 à 250 espèces différentes de bactéries. Revenir au note n°48
On pourra également écouter avec grand intérêt le podcast Sommes-nous toustes des chimères ?. Revenir au note n°49
C'est l'une des raisons pour lesquelles les tests ADN ne sont pas toujours fiables. Revenir au note n°50
Ce que l'on nomme réseau neuronal en informatique est très différent d'un réseau de neurones réel, la dénomination est très trompeuse. Revenir au note n°51
C'est ce qu'on appelle le technosolutionnisme. Revenir au note n°52