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Se servir de sa langue

La langue est un croisement de saveurs, un point de rencontre entre plusieurs ingrédients : la linguistique, la sociologie, le féminisme, les intersections et les oppressions systémiques… Elle est un des vecteurs des représentations de genre.

Avant tout, coucou à celles que j'ai embêtées avec mes hésitations, et merci pour vos retours, ils m'ont été précieux ❤️.

Cela fait plus d'un mois que je voulais entrer dans ces sujets, mais j'hésitais parce que j'avais du mal à savoir par quel angle et sous quels aspects l'aborder.

Je me demandais si je devais être « académique » avec des sources et des analyses comparées, ou si je devais écrire de manière plus personnelle, me permettre mes coups de gueule et de partager mes points de vue. Et dans les deux cas, se posait la question de ma légitimité.

Au final, je me suis dit que je n'avais pas à choisir, je fais comme je peux et surtout, comme je veux.

Donc, je vais te parler de langue 👁️👅👁️.

Et ce sera une série d'articles sur la langue, le genre, et les oppressions, ça commence maintenant, et on va découvrir, ensemble, où nous mènera cette aventure.

Quoi la langue ? (👅)

Le point de départ

La langue, c'est un croisement de saveurs, un point de rencontre entre plusieurs ingrédients qui me tiennent à cœur :

La linguistique (duh), la sociologie, le féminisme, les intersections et les oppressions systémiques…

Et ce n'est pas une spécificité de la langue française, ce n'est pas une petite épice qui ne se trouve que dans notre cuisine, c'est un ingrédient qui se retrouve dans toutes les langues, et qui est un des vecteurs de la culture et des représentations de genre.

D'ailleurs, ce n'est même pas une épice, c'est un des éléments de base de la recette, c'est un des ingrédients principaux, et c'est pour ça que c'est si important.

Bien des questions sur le genre touchent toutes les langues et qui dit langue, dit représentations culturelles. L'anglais, qui pourtant possède une notion de « neutre », est concerné par le sujet.

La langue, c'est le point de départ que j'ai choisi parce qu'il tire bien plus de choses, c'est selon moi le plus logique, et j'y vois ce fameux angle d'entrée que j'ai cherché pendant des semaines.

Langue et égalité

Nous sommes dans un monde patriarcal et masculin, et langue est un des vecteurs évidents de cette domination.

Et ce n'est d'ailleurs pas moi qui le dis, mais le Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes, qui a publié en 2015 un guide pratique sur la communication sans stéréotype de genre, et qui explique que la langue est un des vecteurs de la construction du sexisme, et que la communication non-sexiste est un des moyens de lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes.


Le guide en question

Sa version revue et agrémentée en 2016

Quelques extraits :

  • Il est mentionné en introduction que la démarche est prévue et s'inscrit textuellement, c'est même une des recommendations du Conseil de l'Europe et cela date de 2007 (adoptée en 2008)! Et si ces recommandations n'ont pas de contraintes, elles sont tout de même un indicateur sur l'orientation et l'interprétation des textes de lois et des traités internationaux européens. Cf. Recommandation CM/Rec(2007)17 du Comité des Ministres aux États membres
  • Le guide détaille ses recommandations:
    1. La suppression des expressions sexistes
    2. L'accord des noms de métiers, grades, fonctions, titres et qualités
    3. L'emploi des deux genres pour des groupes hétérogènes
    4. L'usage de l'ordre alphabétique pour les énumérations
    5. La présentation intégrale de l'identité des femmes et des hommes
    6. Le fait de ne pas réserver aux femmes les questions sur la vie privée
    7. L'emploi d'humain au lieu d'Homme, des femmes au lieu de la femme, etc.
    8. La diversification les représentations des femmes et des hommes
    9. L'équilibre des nombres de femmes et d'hommes dans la vie publique
    10. La formation des professionnel·le·s

La culture

Et le guide ne parle pas uniquement de la langue, il parle aussi de la culture, et de la représentation des femmes et des hommes dans cette culture, et de la nécessité de diversifier ces représentations.

Et depuis 2015, on a pu constater que loin de se réduire, l'écart patriarcal se creuse, il y a à peine un mois, une étude du financial times (EN) a mis en exergue une fracture de la génération Z (18-30 ans), les femmes sont de plus en plus progressistes, tandis que les hommes, eux, sont de plus en plus conservateurs. Et cela se constate dans les comportements, les valeurs, les représentations... Et le langage.

La croissance de l'écart patriarcal

Et l'inquiétude n'est pas uniquement internationale, « Le sexisme gagne du terrain »: https://www.vie-publique.fr/en-bref/292747-egalite-femmes-hommes-quels-sont-les-incubateurs-du-sexisme

Une résistance à l'émancipation des femmes se développe chez les hommes, en particulier les 25-34 ans. 37% d’entre eux (+3 points en un an) estiment que le féminisme menace la place et le rôle des hommes.

Et l'article date… de janvier 2024.

Donc hurler à la discrimination inversée ou positive, dès qu'une minorité s'exprime de manière épicène, ou adopte une écriture inclusive, ce n'est pas judicieux, surtout quand on constate cet écart progressiste / conservateur. D'autant plus à l'heure où les violences sexuelles sexistes sont en augmentation.

D'ailleurs, non, le point médian n'est pas représentatif à lui seul de toute l'écriture inclusive, c'est une des formes possibles, mais ce n'est pas la seule.

Autrement dit, quand une femme se féminise, qu'elle s'adresse à sa communauté au féminin, ou qu'elle se sert des règles féminines de la langue française, c'est totalement logique et légitime, et c'est aussi toute une expression du genre qui a un sens, qui a une saveur, la saveur du féminisme.

Utiliser des formules de langage, employer une expression plutôt qu'une autre, parler d'égalité femme-homme au lieu d' homme-femme, dire adelphe au lieu de frère ou sœur, et toutes ces utilisations féminines, c'est un moyen de montrer que le sujet importe pour soi, qu'on y a réfléchi. C'est déjà un moyen de montrer qu'on a conscience de la discrimination, et qu'on a envie de faire quelque chose pour la combattre.

Les enjeux

Contre balancer des siècles de dévalorisations

C'est précisément pour ça que la langue inclusive importe, apporter du neutre et/ou du féminin aux tournures essentiellement masculines, c'est une question d'égalité et, contrairement à ce que certains pensent, nous n'en avons pas fini, la question n'est pas réglée.

D'ailleurs, P. Brunet en parle dans Écriture inclusive/non genrée. Comment la mettre en œuvre tout en restant accessible :

Ainsi, l’utilisation d’une écriture qui minimise la mise en avant systématique du masculin permettrait de faire avancer l’égalité entre les femmes et les hommes en modifiant la représentation mentale induite.

Et d'ailleurs, il cite J. Moynat sur la question de l'écriture inclusive et l' accessibilité : Écriture inclusive au point médian et accessibilité : avançons vers des solutions – La Lutine du Web.

Vas le lire, elle parle du poids des mots et de l'écriture inclusive, mais sous l'angle de l'accessibilité, du validisme, de la non-binarité, d'autres enjeux soumis aux oppressions systémiques. Elle donne même énormément de pistes sur l'utilisation de l'écriture inclusive.

Dans un paragraphe sur le poids des mots, elle aborde justement les usages dépréciant du vocabulaire :

[…] parlons du combat contre le validisme où, justement, on se bat pour que les mots soient employés correctement. On se bat pour qu’on ne dise pas que notre Président est sourd mais plutôt qu’il refuse d’entendre ou d’écouter. On se bat pour qu’on n’emploie plus le mot « autiste » comme insulte à la place de… Oui, à la place de quoi ? Je ne sais pas. Cela s’appuie sur des préjugés que les gens ont sur l’autisme. Ces mots blessent les personnes sourdes ou autistes.

Et en effet, les usages détournés et dévalorisants de la langue à des fins oppressives sont omniprésents, combien de fois, tu as entendu :

  • La différence entre « salop » et « salope », où le féminin est tout de suite sexualisé dans l'inconscient collectif. ⪧ Sexisme.
  • Combien de femmes emploient le terme « je suis con » au lieu de « je suis conne » parce que cette insulte ne revêt pas le même sens, et que le féminin est perçu comme plus dévalorisant ? (Perso, je n'ose même plus le dire, même pour rigoler, ça me fout en dysphorie). ⪧ Sexisme.
  • « Pédale, folle, tapette » pour les expressions homophobes, l'emploi du féminin est perçu comme dévalorisant. ⪧ Sexisme et homophobie.
  • « Femmelette, efféminé, tapette » pour les hommes qui n'entrent pas dans les standards de virilité (standards qui bougent à chaque génération, d'ailleurs). ⪧ Sexisme, homophobie et virilisme.
  • « Bouge-toi, ne fais pas ta chochotte » qu'on peut entendre en injonctions dans la bouche de certains youtubeurs sportifs, au hasard pour des personnes grosses ou handies. ⪧ Sexisme, grossophobie et validisme.
  • Et je vais réserver la transmisogynie pour d'autres articles de cette série, ainsi que les questions des liens entre racisme et misogynie pour d'autres autrices bien plus légitimes et compétentes que moi.

Derrière le langage inclusif, il y a une volonté de défaire et déconstruire le référentiel masculin et la dévalorisation permanente qu'on associe au féminin (ainsi qu'aux champs lexicaux et sémantiques propres à chaque minorité).

Les luttes intersectionnelles

Ce sera aussi probablement un sujet développé dans une autre série d'articles, mais c'est un des enjeux de la langue inclusive.

C'est un socle en fait, un socle pour toutes les luttes. Ce n'est pas un positionnement isolé. Derrière le langage, il y a un historique qui justifie et entérine le sexisme. Et le HCE le dit bien, la communication non-sexiste est un des moyens de lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes (et par extension, un poids sur les luttes intersectionnelles).

Auteur·rice·x·s