Une grossesse ordinaire - interview de Sushina Lagouje

A l'occasion de la publication de son livre Une grossesse ordinaire, Sushina Lagouje revient avec Magali sur les grossesses hors normes, le validisme, l'écriture et comment concilier une vie de professeure, de mère, de militante et d'autrice...

L'interview

Quand j'ai entendu Sushina Lagouje parler de son livre, Une grossesse ordinaire, alors en recherche de maison d'édition, je me suis dit qu'il faudrait absolument qu'on en parle dans le magazine. Dès qu'elle a annoncé la date de sortie, je l'ai contactée pour lui proposer une interview et je suis ravie qu'elle ait accepté. En une heure on a parlé de beaucoup de choses, tellement que la discussion est difficile à résumer. On a bien sûr parler de grossesses (pas si) ordinaires.... Mais aussi de validisme, de handicap, de militantisme, d'écriture... Et de plein d'autres petites choses. J'aurais pu rester des heures à discuter avec Sushina, mais on a essayé d'être raisonnables et de créer une interview qui soit écoutable, ou lisible pour les personnes qui ne peuvent pas l'écouter.

  • Pour écouter l'entretien, vous pouvez aller sur YouTube ;

  • Pour acheter le livre, c'est sur le site Double Ponctuation ;

  • Pour trouver Sushina sur BlueSky, vous pouvez consulter son profil ;

  • Pour lire le transcript, vous pouvez le consulter à la suite de cette page ;

  • Pour trouver le livre La Maison aux Sortilèges, écrit par Emilia Hart dont Sushina nous parle à la fin, vous pouvez voir sur le site Place des Libraires.

Le transcript de l'interview :

Magali

Bonjour Sushina ! Du coup pour commencer l'interview, je te propose de commencer par te présenter un petit peu.

Sushina

Oui bonjour Magali, moi je suis Sushina Lagouje. J'ai plusieurs casquettes. Si des gens me suivent sur les réseaux sociaux, ils me connaissent comme la meuf handicapée un peu énervée... Egalement, maman, professeur et autrice. Et j'essaie de concilier un petit peu tout ça. Et c'est parfois un peu compliqué.

Magali

Trop bien. Justement, tu as dit que tu étais autrice. On va commencer par parler de ton actualité à ce niveau-là. Tu as un livre qui sort le 9 janvier 2025, tu peux nous en dire un petit peu plus?

Sushina

Ouais, c'est un livre qui s'appelle « Une grossesse ordinaire » et qui raconte mon parcours pour devenir mère en tant que personne handicapée, parce que c'est déjà une difficulté. Mais comme j'adore décidément les difficultés, j'ai eu un parcours aussi très compliqué pour devenir mère puisque j'ai cumulé les fausses couches, les grossesses arrêtées et que j'ai mis deux ans et demi à réussir à faire un enfant. Et le fait de cumuler toutes ces difficultés, c'est quelque chose qui me faisait honte au moment où je le vivais. Et après j'ai eu besoin d'en parler.

Je me suis dit que c'était bête d'avoir honte et je voulais éviter que d'autres personnes ressentent cette honte. Et j'en ai beaucoup, beaucoup, beaucoup parlé sur les réseaux sociaux. Et j'ai fini par participer à une émission de radio avec Giulia Foïs qui m'a demandé « Mais qu'est-ce que vous avez écrit sur le sujet ? ». Et moi, j'étais là « bah rien… » et je me suis dit tiens, c'est une idée intéressante ! J'en ai tellement parlé...

Et donc j'ai écrit ce livre Une grossesse ordinaire pour que les gens cessent d'avoir honte, se reconnaissent dans mon parcours, tentent des choses aussi, tentent d'avoir des enfants si c'est leur souhait ou pas, si les personnes ne veulent pas se sentir libre de ne pas en avoir, etc.

Magali

Ouais bah moi j'ai eu la chance de pouvoir le lire ton livre et je voudrais juste glisser que vraiment c'est un livre qui est à lire, même si vous n'avez pas de questionnement au niveau de votre désir d'enfant. Parce que personnellement, comme je te disais, moi je n'en veux pas. Et malgré tout, ça m'a apporté énormément de choses de lire ton livre et ça m'a appris énormément de choses aussi. Donc je pense que vraiment c'est… Enfin je pense qu'il y avait un vrai besoin sur ce sujet et que tu l'as rempli de façon exceptionnelle, je dirais.

Sushina

Je te remercie.

Magali

Du coup, au début de ton livre, tu expliques qu'on t’a dit quand tu étais enfant que tu n'aurais pas d'enfants en raison de ton handicap. Et tu l'expliques un peu dans le livre. Mais du coup, est ce que tu pourrais un peu nous raconter comment tu as déconstruit cette idée ensuite ?

Sushina

Oui, effectivement, quand j'avais neuf ou dix ans, au cours d'une consultation médicale de routine liée à mon handicap, parce que je suis myopathe, des médecins ont lâché l'idée que je n'aurais pas d'enfants. Et sur le moment, ça m'a surprise parce que moi, en tant que petite fille, je me voyais avec des enfants plus tard. Et en même temps, ça me rendait intéressante. Ce que j'explique dans le livre, quand tu es enfant et que tu es handicapée, tu es un petit peu à part, mais d'une manière positive. En tant qu'enfant, tu aimes bien être au centre de l'attention. Quand tu es un enfant handicapé, on te fait des cadeaux. Souvent, les gens te font des cadeaux, on t’offre des trucs et toi tu es là « C'est super ! » Donc ouais, ça me rend intéressante. Finalement, c'est bien machin et tout.

Et j'en ai parlé et j'ai vu que pour mes parents c'était un sujet difficile. Et donc après j'ai enfoui cette idée, enfouie mon désir d'enfant très très profondément. J'ai décidé que je n'en voulais pas. Et j'ai cru que je n'en voulais pas jusqu'à l'âge de 28 ans, avant d'être rattrapée par mon désir d'enfant de manière assez brutale.

Magali

Et du coup, comme tu as expliqué que tu étais handicapée, il y a un parcours d'accompagnement à la grossesse. Souvent dans ces cas-là, comme souvent dans les grossesses un peu différentes. Les grossesses un peu hors norme, disons, plutôt que différentes. Et du coup, à ton avis, est ce que les parcours d'accompagnement et de soins sont adaptés aux grossesses qui ne sont pas ce qu'on appelle une grossesse normée, c'est-à-dire pas le couple hétéro valide, etc.

Sushina

Oui, il y a énormément de disparités selon les régions et selon les hôpitaux. Quand on a ma maladie, on peut être confrontée directement à un mur, c'est-à-dire des obstétriciens qui disent « non, moi cette grossesse, je ne veux pas m'en occuper ». Et encore des praticiens qui vont dire directement si une personne avec ma pathologie est enceinte « Ben non, c'est une IMG, une interruption médicale de grossesse ». Et le fait d'en parler justement sur les réseaux sociaux, ça m'a fait rencontrer des personnes, des femmes à qui c'était arrivé. Et donc c'est hyper choquant de se dire qu'on ne leur laisse pas le choix d'essayer. Directement on leur dit non, on leur dit « non, on refuse de vous suivre, on ne vous aidera pas. Voilà. ».

Et moi, j'ai eu de la chance parce que dans ma région, je suis tombée sur un obstétricien super que je suis allée voir avant de tomber enceinte parce que je savais que ça pouvait être très compliqué. Et donc j'ai été suivie dans une unité de grossesse spécialisée grossesses à risques et ça a été plutôt adapté.

Dans mon cas, il faut un suivi obstétrique. Il y a des échographies tous les mois, il y a aussi un suivi pneumo et c'est sur le suivi pneumo que a été un peu compliqué où le pneumo a totalement paniqué, le premier que j'ai rencontré. Donc c'est compliqué d'arriver à trouver une équipe médicale qui ne panique pas, qui ne pousse pas à avorter alors qu'on en a pas envie et qui nous suit du début à la fin en respectant ce qu'on veut quoi.

Magali

Tu penses qu'il faudrait des formations qu'il faudrait… Visiblement, c'est beaucoup de peurs des conséquences que la grossesse pourrait avoir, particulièrement dans le cas des grossesses pour des femmes handicapées par exemple.

Sushina

Déjà, j'ai envie de dire mais les médecins, lisez les publications scientifiques… Parce que c'est hallucinant. Moi, personne qui n'y connait rien et qui suis littéraire, je suis tombée sur des articles (en anglais. Il faut savoir lire l'anglais, mais ça existe) où on nous explique que les personnes avec ma pathologie peuvent mener des grossesses même avec des capacités pulmonaires extrêmement réduites. Donc les médecins, certains, ils ont pas envie de se mettre à jour, ils ont pas envie d'apprendre des nouvelles choses, ils sont sur leurs préjugés comme l'ensemble de la population, Ils sont pas meilleurs et ils ont pas envie de s'informer, ils ont pas envie de changer leurs petits préjugés quoi. Donc rien que ça. J'ai envie de dire que l'état d'esprit est parfois pourri et c'est même pas forcément un problème de formation. Je veux dire, tu prends deux minutes, tu vas lire un article, c'est pas un effort immense quoi, il me semble.

Magali

Clairement, ça un vrai souci sur la médecine en général. Le fait de les médecins souvent veulent rester dans leur ligne, cherchent pas tous les cas particuliers, ils ont pas du tout envie de s'en occuper. C'est particulièrement énervant quand on sait qu'il y a eu des études et qu'il y a des choses mises en place à d'autres endroits quoi. Donc là tu as parlé de ton parcours à toi de PMA. Est-ce que tu penses qu'autrement l'accompagnement il est adapté aux personnes qui ont d'autres types de grossesses hors normes disons ou est-ce que c'est vraiment c'est vraiment un problème spécifique au handicap ou est ce qu'on pourrait faire le parallèle avec d'autres types de grossesses hors norme à ton avis ?

Sushina

On peut faire des parallèles avec beaucoup de populations discriminées. On peut voir que par exemple, accéder à un parcours de PMA est extrêmement compliqué pour les personnes handicapées mais aussi pour les personnes homosexuelles, pour les personnes trans… Et en fait il y a une sélection de dossiers. Et il y a souvent des dossiers qui sont refusés d'office. Par exemple, une personne célibataire, une femme célibataire handicapée n'a pas accès à la PMA, elle est refusée d'emblée. On a vu aussi que les lesbiennes ont attendu extrêmement longtemps avant d'avoir accès à la PMA et que c'est vraiment au compte-gouttes. Souvent, elles sont obligées d'aller à l'étranger. Et aussi pour les personnes trans ou il y a des restrictions extrêmement fortes et beaucoup de méfiance. Donc en fait, ce qui s'applique aux personnes handicapées, les restrictions qu'on peut vivre, d'autres catégories de personnes les vivent. Et ça, on le voit aussi au quotidien. C'est ça qui est, à la fois, dur et intéressant, c'est qu'on vit un peu toutes et tous les mêmes types de merdes quand on est victime de discrimination, quelle qu'elle soit. Je pense que s'en rendre compte, ça peut nous donner de la force. Au lieu de d'essayer de se combattre les uns les autres, il faut qu'on se dise on vit la même chose, donc on va tous et toutes s'aider les uns les autres et ça fonctionnera bien mieux.

Magali

Ouais, l'idée de qu'en fait, même si on n'est pas toutes et tous concerné·es par les mêmes choses de la même façon, malgré tout, il y a quand même vraiment un système qui se met en place, qui est un peu le même, et des choses qu'on vit un peu, qui sont très proches. Et donc l'idée de convergence des luttes en fait, d'essayer de se soutenir les unes et les autres.

Sushina

Ouais, c'est ça qui est hyper important. Se rendre compte qu'on n'est pas toute seule dans notre coin et que ce qu'on vit, d'autres le vivent aussi. Moi je pense que c'est pas pour rien que sur les réseaux sociaux, je m'entends bien avec des personnes discriminées comme moi. On se retrouve énormément dans nos histoires, même si c'est pas du même ordre et du coup on s'écoute et on apprend les uns des autres. Et ça c'est vraiment quelque chose d'essentiel si on veut s'en sortir et lutter contre cette société qui nous broie quotidiennement.

Magali

En terme de suivi, outre le suivi médical, dans ton livre, tu racontes un autre point d'accroche. C'est la question du suivi social et tu racontes que ton mari a été interrogé par les services sociaux après la naissance de ta fille, juste après la naissance de ta fille. Tu veux bien nous en parler un peu plus ?

Sushina

Oui, tout à fait. Effectivement, c'était un projet qu'on avait mûrement réfléchi et toute l'équipe médicale le savait, était au courant qu'on s'était organisé, etc. pour que tout se passe bien. Et, en effet, juste après la naissance de ma fille… Donc elle est née prématurée, moi j'étais dans le gaz, j'ai fait une césarienne sous anesthésie générale, il n'a pas été possible de faire autrement. Et donc mon mari a vu, ma fille a fait du peau à peau et après ils ont été séparés. Donc elle est partie en néonat et là les services sociaux ont sauté sur mon mari pour lui demander « mais alors comment vous allez faire votre femme elle est handicapée… ». Il est au courant. « Comment vous allez faire pour vous occuper de ce bébé ? » Et il a dû se justifier, rappeler toute l'organisation qu'on avait mise en place avec des auxiliaires qui venaient pour m'aider, avec la crèche qui prenait le relais aux trois mois et demi de la petite. On avait vraiment réfléchi le truc. Et donc il a dû se justifier, il a dû avoir deux entretiens pour expliquer comment on allait faire alors que tout était préparé. On n'avait pas fait les choses à la légère.

Et que moi je veux dire le lendemain, je suis allée dans le service de néonat voir ma fille, ils auraient pu m'interroger à ce moment-là. Et ils m'ont pas parlé à moi directement. Ils sont allés voir le valide pour lui demander comment on allait faire et moi ça m'a profondément agacée.

On a ce biais… Voilà, moi je suis handicapée mais je suis blanche, issue d'un milieu socio culturel plutôt favorisé et j'ai subi ça et je me dis voilà les personnes racisées, les personnes qui sont moins favorisées sur le plan financier, etc. Mais qu'est-ce qu'elles prennent dans la gueule ? Et du coup, il y a cette peur là aussi parce que j'ai lu des études et en fait les enfants qui ont un des deux parents ou les deux parents handicapés, très souvent ils sont retirés à leurs parents. Et c'est vrai que ça fait partie des chiffres que j'avais en tête, que j'ai toujours en tête par rapport à ma fille. C'est 30 % des parents handicapés qui se voient retirer leur enfant. C'est énorme. Et moi, je me dis que ça peut aller vite. Et finalement, peu importe. Peu importe que tu aies planifié ton projet, etc. Si jamais tu fais partie des cibles, tu es pas sûre de pouvoir garder ton enfant, quoi.

Magali

Oui, puis bon, c'est vrai que c'est quand même assez hallucinant qu'ils aient parlé qu'à ton mari quoi.

Sushina

Ouais ! Et lui m'en a parlé plus tard, je sais plus, le lendemain ou le surlendemain en fait. Et j'étais hyper surprise. En fait, c'était que la première d'une longue série de surprises. Voilà comment quand t’es mère et handicapée, tu es tout le temps obligé de faire tes preuves.

Magali

La question suivante, dont on avait discuté et je sais que c'est une question qui est sensible. Mais j'y avais pensé parce que justement, je sais que moi, pour avoir été du côté des travailleurs et travailleuses sociales, je sais qu'un des grands soucis, entre guillemets qu'il y a, c'est l'idée que l'enfant va être très impacté par le fait d'avoir des parents handicapés. Et du côté social, souvent on voit ça toujours comme un impact forcément négatif, comme une souffrance. Et du coup, j'avais envie de te demander : Si tu pensais toi, que ta relation à ta fille et ta fille sont impactées par ton handicap ? Comment ? Parce que j'avais envie d'avoir une version peut être plus nuancée de cette vision. Peut-être plus. Pas forcément faire du positivisme forcé, mais en tout cas avoir pour une fois un témoignage à ce niveau-là, plutôt que des fantasmes de travailleurs et travailleuses sociaux à ce niveau-là.

Sushina

Et oui, effectivement, moi je trouve qu'au sein du cocon familial mon handicap, ma fille le vit parfaitement bien. Et elle m'a toujours connue en fauteuil et le fauteuil a toujours été intégré à notre vie, mais aussi comme espace de jeu à part entière. Tu vois, elle l'escalade, quand je l'autorise, elle appuie sur les boutons. Pas tout le temps, il faut que je l'autorise. On ne rigole pas avec ça. Et c'est pas quelque chose qui lui fait peur. Donc elle est très à l'aise avec ça et nous aussi.

Mais il y a un mais. En effet, les gens de l'extérieur, eux, voient le handicap de manière négative et donc ils peuvent changer la relation que ma fille a au handicap. C'était déjà le cas quand elle était à la crèche la petite où elle se posait des questions sur mon handicap. Et nous, on n'avait aucun problème avec ça, on lui expliquait. Et à la crèche, ça les paniquait totalement et ils voulaient absolument que la petite aille voir des psys pour parler de ça alors qu'on était tous hyper à l'aise avec le sujet.

Et donc moi j'ai un peu mis le hola en disant mais non, on ne va pas lui créer des peurs, on ne va pas créer des problèmes qu'elle n'a pas. Elle en parle et c'est naturel et j'ai pas envie qu'on en fasse un problème alors que tout va bien. Si un jour elle en ressent le besoin, effectivement on pourra en parler avec des professionnels, il n'y a pas de problème. Mais là c'était pas nécessaire.

Et tu vois, il y a des moments dans la cour de récré, je vais chercher ma petite et les enfants de l'école, ils me connaissent donc y a pas de remarques. Mais les enfants qui me connaissent pas, il y a des fois il y a des remarques un peu à la con. La dernière fois, il y a un petit, il m'a vu, il a dit « Ouais, ta maman, elle est en fauteuil roulant, elle est vieille ». Il a fait le lien entre les personnes âgées et les personnes en fauteuil. Et du coup, moi je suis là. Mais comment déconstruire ça ? Comment rassurer ma petite ? Et ça, c'est pas forcément facile. Je sais qu'elle va entendre pas mal de merdes à mon sujet. Et voilà. Je pense que les obstacles qui viennent de l'extérieur dans notre petit cocon familial, c'est pas un problème et à l'extérieur, bah, il faut gérer tout ça et c'est un peu plus difficile.

Magali

Ça semble assez cohérent avec en fait les expériences dont on entend parler des gens qui ont des enfants en étant un petit peu hors norme au niveau de la vie familiale.

Sushina

Et c'est ça. Et tu vois, ce qui est pénible, c'est que on sait qu'au moindre problème, les gens de l'extérieur vont vouloir tout ramener à mon handicap parce que c'est très facile pour eux. Tu vois, c'est comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et moi j'ai envie de dire… Bah je sais pas moi, quand il y a des problèmes avec un enfant dont les parents sont chauves, est ce qu'on dit c'est parce que le père est chauve, quand la mère est myope avec des lunettes, on va dire : « oh là là, l'enfant est traumatisé par les lunettes de sa mère ». Ben tu vois, je caricature un peu, mais pour moi, c'est cette idée-là quoi. A un moment, on n'est pas obligé de tout rapporter à ça et c'est vrai que c'est un peu saoulant.

Magali

J’imagine. Du coup on a dit que tu étais autrice puisqu'on parle du livre que tu publies en janvier. Tu as déjà publié plusieurs livres. Est-ce que tu pourrais nous parler un petit peu de ce process, de comment tu fais pour écrire le livre, potentiellement pour trouver une maison d'édition, ce genre de choses ?

Sushina

Alors, comme je te disais, c'est vraiment un gros bazar et, en fait, c'est différent à chaque fois. C'est là que je me rends compte je n'ai aucune méthode fiable qui marche deux fois d'affilée. C'est ça qui est pénible. Alors moi, ce qui marche avec moi, c'est quand, en gros, le livre n'est pas de mon initiative. Le premier livre que j'ai écrit, qui a été édité de manière professionnelle, c'était Virginia Woolf contre Rhan-tegoth. Et en fait, il y a une éditrice, Christine, qui est arrivée, qui m'a dit « Je veux que tu m'écrives un bouquin sur ce thème ». Et moi, j'adore ça parce que je suis une bonne petite élève. J'ai mes consignes et donc j'y vais.

Et là, c'est pareil. J'avais l'émission de Giulia Foïs en ligne de mire et je savais que je n'avais pas beaucoup de temps pour écrire. Et donc j'ai foncé et c'était super. Ce qui est plus difficile, c'est de me motiver moi toute seule quand j'ai personne pour me botter les fesses. Là, c'est un peu plus galère.

Et au niveau de comment j'écris, etc. Ça peut être très variable. Avant d'avoir un enfant, j'aimais bien… Alors comme je travaille aussi, j'écris souvent pendant les vacances et en gros, je passe souvent la grosse matinée à écrire et l'après-midi à reprendre ce que j'ai fait le matin. Et là, quand un enfant c'est compliqué. Tu écris quand tu as le temps, quand la petite est à l'école parce que sinon c'est pas possible. Il faut accepter, je trouve de faire des pauses et de reprendre le texte un peu plus tard et de le laisser en plan quelques temps. C'est pas forcément évident, mais ça se fait.

Magali

Est ce qu'il y a de grosses différences entre écrire de la fiction et écrire sur ta propre vie comme tu viens de le faire?

Sushina

Ouais, c'est vraiment deux choses très très différentes. Moi, à l'origine, je vis pour la fiction, j'aime la fiction et j'ai pas forcément envie de raconter ma vie, ça ne m'intéresse pas trop. Et puis je l’ai fait quand même. Mais à l'origine, j'aime les histoires qui sont très très éloignées de moi.

Et je trouve que ça demande plus de temps des qu'à de la fiction parce que tu dois utiliser des styles qui correspondent à ce que tu écris, tu dois faire de la recherche. Je trouve que c'est peut-être un peu plus rigoureux. Et en fait c'est vrai que écrire sur mon histoire, j'avais déjà tout en tête. J'avais tellement ressassé tout ce que j'avais vécu que ça sortait tout seul et la difficulté était autre. La difficulté, c'était comment écrire quelque chose d'hyper intime sans impacter mes proches, sans les impliquer dans quelque chose qui leur déplairait, sans dévoiler des détails intimes sur eux. Et pour ça, c'était vraiment très compliqué. Ce sont vraiment des difficultés très différentes selon les styles d'écriture.

Et là, j'ai vraiment essayé de m'y tenir, de dévoiler des choses extrêmement intimes sur moi, sans pour autant impliquer trop mon mari qui était en première ligne dans cette histoire, forcément. Et donc j'ai eu besoin de lui. J'ai vraiment eu besoin qui relise, qui me dise voilà, est ce que c'est ok pour toi ? Oui, il n'y a pas de problème, etc. Et j'ai besoin aussi du regard de ma mère. Pareil pour être sûre que je faisais bien les choses.

Et ce qui est génial, c'est que mon mari m'a toujours soutenue, a toujours soutenu la démarche. Et une fois que le livre a été terminé, je l'ai envoyé à ma mère et elle n'avait pas envie de le lire parce que je pense que c'était trop près d'elle, ça la touchait de trop près. Donc je l'ai un peu engueulée. Et là elle a lu et elle m'a dit « voilà, c'est le meilleur livre que tu aies jamais écrit ». En même temps, je n'ai pas écrit beaucoup, tu vois, Mais elle était hyper enthousiaste et ça c'est rassurant. Je me dis voilà, je l'ai écrit de la manière qu'il fallait, j'ai blessé personne, ça va, Ouf !

Magali

Et donc, tu es une autrice qui a déjà publié plusieurs livres. Tu es aussi prof, militante antivalidiste, mère d'une petite fille. On parlait de gestion du temps juste avant. Comment tu fais pour jongler avec tout ça ?

Sushina

C'est très difficile de jongler avec autant de choses. Et donc je fais des priorités. Donc la priorité, c'est la vie de famille. Et depuis qu'on a eu une enfant, le boulot c'est passé après et c'est bien. Justement, moi je me suis mise à 80 % par exemple. Et une fois que la vie de famille c'est bon, le boulot c'est bon, je m'autorise à écrire et c'est un peu un luxe. Et justement, je lisais dans ta newsletter ce matin comment tu percevais l'écriture. Et ça m'a amusée parce que je le vois exactement de la même manière. Écrire, c'est quelque chose qui me fait du bien. Je ne suis jamais aussi bien le soir que quand j'ai passé plusieurs heures à écrire dans la journée. Je me sens fatiguée, mais de manière saine et bien dans ma peau. Et mais malheureusement, je ne peux pas me l'autoriser souvent.

Et du coup, à chaque fois que j'écris un bouquin dans ma tête, c'est peut être le dernier parce que je sais pas si j'aurai l'énergie, le temps, les capacités de faire un autre bouquin. Et en même temps, c'est pas mal de se dire c'est peut être le dernier parce que je me mets pas de pression, je ne me dis pas « oh lala, il faut que j'écrive à tout prix ». Là je crois que je n'avais pas écrit depuis trois ou quatre ans entre mes deux derniers bouquins. Mais voilà, dans mon esprit, c'est peut-être que c'est fini et c'était bien, mais c'est pas grave. Et peut-être que j'y retournerai un jour.

Magali

Oui, je vois ce que tu veux dire. En fait, c'est un peu une bulle à chaque fois et tu verras si tu peux retrouver une bulle à un moment. Mais en tout cas, ce qui est important c'est de pouvoir le faire sur le moment quoi.

Sushina

Ouais, c'est ça. Et pareil, sans pression, tu vois, quand j'ai commencé à écrire une grossesse ordinaire, dans mon esprit, ça ferait pas un bouquin. A l'origine, je m'étais dit je vais raconter cette histoire et dans ma tête, ça allait faire 30 000 signes, pas plus, tu vois. Et puis arrivé au 30 000, je suis en fait encore plein de choses à dire. Peut-être que je vais arriver à 70 000 et etc. etc. Et en fait c'est un bouquin de plus de 200 pages. Et c'est chouette de le faire comme ça, de ne pas se dire « ohlala, il faut que j'écrive un livre de 950 pages » parce que je trouve que ça apporte beaucoup de légèreté et de liberté.

Magali

Ouais et puis t'es pas dans du productivisme, t'es dans l'idée de faire ce qui te plait et tu vois ce que ça donne à la fin.

Sushina

Ouais, c'est ça ! Et c'est pareil, j'avais envie de trouver une maison d'édition, vraiment très très envie. Et en même temps je me disais si les maisons d'édition n'en veulent pas, ben tant pis, je vais l'auto éditer et ça sera pas la mort non plus. Même si c'est super chouette d'avoir une maison d'édition, d'avoir des correcteurs qui te donnent des conseils et tout, je trouve ça génial. Et puis que le livre soit beau, que ça fasse un super bel objet et que des gens l'aiment et le mettent en valeur, c'est trop bien. Mais je m'étais dit s'il faut faire sans, je ferais sans. Et c'est pareil quand tu as moins de pression, quand tu pars là-dessus, quoi.

Magali

C'est clair. Et du coup, la partie qu'on n'a pas trop abordée, c'est ton militantisme antivalidisme.

Sushina

Ouais, ça c'est vraiment grâce aux réseaux sociaux. Moi je pense que j'ai eu des biais validistes longtemps qui m'ont pourri la vie. Il faut dire ce qui est, c'est que, pendant longtemps, j'ai vraiment essayé de nier mon handicap, de faire comme s'il n'existait pas. C'est quelque chose qui me faisait peur. Je dirais même que, quand j'étais ado, voir d'autres handicapés dans la rue, ça me faisait vraiment flipper. Et donc là aussi, c'est quelque chose qu'il a fallu déconstruire petit à petit, apprendre à s'accepter, à s'aimer et aussi à aimer les autres. J'ai envie de dire et c’est une chose sur laquelle je travaille encore aujourd'hui.

Et donc sur les réseaux, j'ai rencontré plein de formidables militantes. Comme Céline Extenso, comme Elisa Rojas, comme Elena Chamorro, Charlotte Puiseux. Et ouais, ces militantes m'ont appris à devenir meilleure et je crois que je suis vachement mieux dans ma peau depuis que j'ai accepté mon handicap et que depuis que je me connais. Et donc c'est un truc que j'essaie de porter à mon petit niveau parce que je ne fais pas partie d'une organisation, je suis un peu militante de salon comme je te disais. Je me contente de relayer la parole, parler de mon expérience. Mais c'est quelque chose qui est important, important pour moi là encore que pour les plus jeunes, pour éviter que peut-être ils se détestent. Peut-être éviter qu'ils aient une image moche d'eux-mêmes ou d'elles-mêmes. Même si je pense que peut être les jeunes, ils sont un peu moins cons que nous et qu'ils arrivent davantage à s'aimer et être à l'aise avec leur corps. Et ça, je trouve ça génial.

Magali

Ouais, je sais pas à quel point c'est un biais ou pas, mais c'est vrai que des fois j'ai l'impression que les générations, il y a quand même une évolution parce que les générations plus jeunes sont, j'ai l'impression, plus à l'aise avec tout ça que nous ce qu'on a été. Donc c'est chouette, Je me dis que les choses avancent finalement. Peut-être pas assez vite, mais en tout cas ça a l'air d'avancer un petit peu.

Sushina

Ouais, j'ai l'impression quand même, ça fait ça fait du bien.

Magali

Ouais, carrément. Du coup, comme je t'ai sous la main, je me disais ce serait le moment : est-ce que tu as des idées de choses que les personnes qui n'utilisent pas de fauteuil roulant pourraient faire dans leur quotidien pour rendre le monde plus accessible, moins relou aux personnes en fauteuil ? Parce que bien sûr c’est au niveau systémique qu’il faut changer les choses. Mais potentiellement, il y a peut-être des choses qu'on fait qui vous compliquent la vie et autant apprendre à ne plus les faire.

Sushina

Je pense que le premier élément indispensable, c'est d'écouter les concerné·es vraiment. Parce qu'il y a cette idée que quand on est handicapé·e, on doit rentrer dans un moule qui ne va pas déstabiliser les personnes valides. Il y a un peu cette dichotomie soit tu es handicapé·e, triste et aigri·e qui est trop malheureux ou malheureuse à cause de son handicap. Soit tu es né handicapé·e, toujours content, contente, un petit peu à l'image des cafés joyeux, n'est-ce pas ? Ces formidables établissements…

Et en fait, tu n'as pas le droit d'être entre les deux. Tu n'as pas le droit à la subtilité. Donc déjà, il faut que les gens nous écoutent et qu'ils comprennent quand on est en colère, que c'est pas pour rien et qu’ils s'interrogent sur leur attitude quoi, qu’ils nous forcent pas à rentrer dans ces espèces de petites cases dans lesquelles on étouffe au quotidien. C'est déjà hyper important.

Et puis après il y a, je dirais tout, tous ces petits gestes du quotidien qui peuvent être de boycotter des endroits qui ne sont pas accessibles, de donner des indications sur les lieux accessibles dans Google ou dans les avis qu'on met, etc. De donner un maximum d'infos sur l'accessibilité pour savoir comment on s'organise pour qu'on arrête de perdre du temps à s'organiser. Ça, c'est déjà hyper utile et ça nous aide vraiment.

Et puis voilà. Proposer des choses. Il y a des moments où, par exemple, les gens font une soirée et directement ils vont nous exclure en se disant c'est pas pour lui, c'est pas pour elle, ou alors c'est pas très accessible, au lieu de nous demander notre avis. Donc après on revient un petit peu à l'idée de écoutez nous, écoutez nous bordel de merde ! Pardon, tu couperas au montage peut être ou pas…

Magali

Ou pas !

Sushina

Je pense vraiment que c'est le plus important. Et puis arrêtez, arrêtez de confisquer notre parole. Ça c'est atroce. Tu vois comme Artus. On en a ras le bol que des mecs comme Artus viennent se faire les porte-paroles des handicapé·s à notre place. C'est insupportable. Il faut vraiment qu'on invite des handicapés qui viennent parler de leur vie, qui viennent faire leurs préconisations parce que c'est chiant que les valides fassent tous les trucs à notre place et décident pour nous tout simplement.

Magali

Le fait de laisser la place aux personnes concernées pour parler dans toutes les luttes, au niveau des oppressions, au niveau des enjeux sociaux, c'est super important, mais je trouve que particulièrement sur le handicap, c'est terrible parce que de fait, on prend la parole des personnes handicapées tout le temps. Et alors particulièrement les personnes handicapées avec des handicaps visibles mais même les personnes handicapées invisibles, ça existe, ça se fait différemment, mais ça se fait aussi et c'est hyper violent quoi.

Sushina

Et j'ai envie de dire encore plus quand c'est des handicaps cognitifs où là on part du principe que c'est juste pas possible, alors qu'il y a tellement de manières de communiquer, d'exprimer son opinion que à un moment, il y en a un peu marre que ce soient toujours les associations gestionnaires qui parlent au nom des handicapé·es ou alors les associations de parents parce que les parents, mais malgré tout, ils sont valides souvent et qu'ils se rendent pas compte de ce que vit leur enfant. Et souvent, ils tirent la couverture à elles ou à eux. En mode « ohlala c'est terrible ce qu'on vit, on est dedans, c'est très très dur ». Et je ne dis pas le contraire. Je ne dis pas que c'est facile, mais je dis que nos vies aussi, elles sont compliquées et sauf que personne s'en soucie. et que à chaque fois, on fait plein de campagnes pour aider les aidants. Et nous on est là. Ouais, et nous ? Alors quand est ce qu'on nous aide vraiment ? Et ça c'est pas évident quoi.

Magali

Ouais alors c'est vrai que je pense que il faudrait plus de soutien aux personnes aidantes bien sûr, enfin pour que les choses se passent mieux à ce niveau-là… Mais en fait pour moi ça rentre dans les choses qui vont sur le soutien aux personnes handicapées en fait, parce que s’il y a une personne aidante, c'est bien parce qu'il y a une personne handicapée qui a besoin d'une personne aidante ou qui a besoin d'être assistée à certains moments. Et donc du coup, je trouve ça bizarre qu'on décale de plus en plus le discours justement. Et c'est assez la mode dernièrement de parler des aidants et des aidants. Et quelque part, c'est bien qu'on en parle, bien sûr. Mais en fait c'est encore décaler le discours je trouve.

Sushina

Et surtout la manière dont on en parle. On en parle en disant « ce poids horrible qu'il ou elle porte ». Et ça c'est terrible à vivre quand on est concerné·e. Quand on est notamment un enfant handicapé, on porte déjà énormément de culpabilité et on a déjà l'impression d'être un fardeau vis-à-vis de nos parents. Alors je généralise pas, mais je pense souvent malgré tout.

Et dans les médias, on entend ces discours de de personnes valides qui ont des enfants handicapés, qui en parlent comme si c'était des charges atroces et dont ils aimeraient bien se débarrasser. On entend que des parents assassinent leur enfant handicapé. Et qu'il y a un procès et que ces gens qui ont tué leur enfant se font plaindre. Et ça, c'est d'une violence extrême pour nous.

Moi, j'ai ce souvenir d'un retour en voiture. Mon père m'a ramené du lycée et il y avait le procès d'une mère qui avait tué son enfant handicapé et tout le monde pleurait sur la mère et personne ne parlait de l'enfant qui était mort. Et moi ça m'avait remué et du coup, je regardais bizarrement mon père. J'étais là « Mais qu'est-ce qu'il pense de moi au fond de lui ? Est ce qu'il a pas envie de me buter ? ». Ce qui n'était pas le cas, heureusement, mes parents sont très bien, tout va bien. Mais voilà ce petit doute quoi. Mais en fait, peut être que d'autres parents m'auraient préférée morte quoi.

Magali

A chaque fois qu'il y a ce genre d'affaires, j'ai l'impression que les médias essayent d'avoir une... Enfin je sais pas si c'est parce qu'ils essaient d'avoir une vision entre guillemets en contre pied de l'affaire pour pouvoir être originaux parce qu'en fait tout le monde parle de l'affaire comme ça, donc finalement ça marche pas. Mais en tout cas c'est vrai qu’on nous parle toujours de la souffrance du parent qui a été mené à tuer son enfant et jamais du fait qu'il y a quand même un enfant qui a perdu sa vie quoi. Ou alors c'est pour dire qu'en fait il souffrait beaucoup quelque part, c'était pas plus mal en fait.

Sushina

Ouais, mais on a vu ça très récemment entre conjoints, tu te souviens de cette histoire ? Le monsieur septuagénaire qui a tué sa femme, soi-disant pour abréger ses souffrances, qui n'a qui a eu aucune condamnation et beaucoup de gens qui applaudissaient à ça. Alors moi je suis pas forcément pour les peines de prison, je dis pas « ohlala il faut punir ces criminels ». Mais attention putain le traitement (désolée, j'ai dit un gros mot), le traitement de cette affaire a été particulièrement atroce. Je pense, parce que tout le monde a envie de se reconnaître dans la personne valide qui souffre et personne n'a trop envie de se reconnaître dans la personne handicapée. C'est plus facile de s'identifier à une personne valide qu'à une personne handicapée. On n'a pas envie de s'identifier à une personne handicapée. Et d'ailleurs, dans la fiction, quand tu regardes la fiction, la personne handicapée, c'est cette personne dont souvent on se débarrasse avant la fin du film ou avant la fin du bouquin, parce qu'elle gêne, gêne même dans la fiction.

Je pense notamment à Bienvenue à Gattaca où tu as Jude Law qui joue un personnage handicapé et qui au final se fait des amis et tout, tout ça. Et à la fin, tu sais pas pourquoi il va se jeter dans son four. Parce qu'être handicapé, c'est trop pénible pour lui. Et là encore, quand on dit capé t'es là « Ouais ok, c'est ça que je suis censé faire. D'accord, c'est cool. ». Donc tout ça pour dire que même un mec sexy comme Jules Law parce qu'il est dans un fauteuil, tu te dis « Non, je ne peux pas m'identifier à ça, c'est trop compliqué, on va le tuer quoi ».

Magali

C'est marrant parce que ça fait très longtemps que j'ai pas vu ce film et j'avais un peu oublié. Une fois que tu l'as dit, je me suis dit enfin, quand tu as commencé à en parler, je me dis ah oui, c'est vrai que dans ce film c'est horrible encore une fois. Et c'est vrai qu'il y a cette idée que quand on parle des meurtres de... Enfin je sais pas comment dire, parce qu'il n'y a pas de terme. On ne dit pas « handicide » ou un truc comme ça, mais c'est la même idée. En gros, on tue la personne handicapée parce qu'elle est handicapée en fait, et on met toujours l'empathie du côté du valide parce que le valide est vu comme quelqu'un qui s'est sacrifié pendant très longtemps pour la personne handicapée et qui a fait encore un sacrifice quelque part parce qu'il tue la personne pour son bien quelque part. Et ça c'est presque le sacrifice ultime. Et je trouve que c'est un retournement de discours qui est quand même très bizarre. C'est ce que je disais l'autre fois quand je discutais avec quelqu'un qui qui relativisait un peu tout ça et je lui disais » Mais il y a quand même pas d'autre groupe social qu'on considère comme un sacrifice de les tuer. ». Et là-dedans c'est impossible de s'identifier à la personne handicapée puisque c'est des personnes handicapées en général qui sont vraiment sur une perte d'autonomie très très forte. Et donc du coup on est dans l'idée que c'est trop horrible, on peut pas imaginer ça en fait.

Sushina

Et puis tu vois, c'est un truc que nous on vit au quotidien. Quand on est tétraplégique comme moi, on se fait arrêter dans la rue régulièrement par des personnes qui nous disent « ohlala, mais vous êtes tellement courageuse ! Moi à votre place je pourrais pas ». Et là, ouais, déjà moi je suis tranquille dans la rue. Pourquoi tu m'arrêtes pour me dire ça ? Je veux dire, quel est ton besoin de me dire ça ? Et après, qu'est-ce que ça veut dire ? Je pourrais pas ? Est-ce que tu es en train de suggérer que ma vie ne vaut rien et que je devrais me buter ? Et c'est très décomplexé.

Mais de toute façon, on a vu, notamment au travers du covid, qu'il y avait une espèce de poussée de l'eugénisme. Alors je sais pas si c'est une poussée ou si c'est que cet eugénisme latent s'est dévoilé au grand jour. Mais on est beaucoup de personnes handicapées à avoir très très mal vécu le covid et les discours qui s’y rapportaient. Et on a été assez traumatisées de voir que les personnes handicapées n'étaient pas emmenées à l'hôpital notamment souvent parce qu'on jugeait que leur vie avait moins de valeur et qu'on allait sauver quelqu'un d'autre.

Et il y avait cette échelle d'autonomie pour trier les gens. En gros, si tu peux te lever, si tu es capable de te lever et de manger seul, tu es sauvé·e. Et si comme moi, tu as besoin d'aide pour manger et que tu peux pas te lever, ça veut dire qu'on peut te laisser crever. Et c'était compliqué, tu vois, de de vivre le covid avec ça, cette épée de Damoclès sur la tête. Surtout en étant enceinte. Déjà quand tu n'es pas enceinte, c'est hyper violent, mais en plus quand tu es enceinte, tu es là en train de faire des calculs d'apothicaire. Ouais, si je tombe malade, est ce qu'ils vont me laisser mourir parce que je suis handicapée ? Ou alors est ce qu'ils vont me sauver parce que je suis enceinte ? Comment ça va se passer ? Et c'est un peu horrible d'avoir ce genre de pensée quand tu es enceinte.

Magali

Ouais, alors moi c'était un peu différent parce que je suis handicapée, mais par contre j'ai le degré d'autonomie qui marchait par rapport au covid quoi, disons. Mais c'est vrai que moi ça me faisait vraiment très peur aussi, toutes ces discussions qu'il y a eu, enfin toutes ces prises de décisions qu'il y a eu pendant le covid. Ben voilà, on commence à faire du triage, il y a des personnes qu'on va sauver, d'autres qu'on va pas sauver quand on a déjà subi des maltraitances médicales… Typiquement, moi j'en ai beaucoup subis parce que je suis grosse. Mais en fait moi ma peur était de me retrouver à l'hôpital. Quand j'ai eu le covid, je l'ai eu en 2020, j'étais terrifiée à l'idée de me retrouver à l'hôpital parce que comme j'étais asthmatique, il y avait des risques que ça dégénère salement dans l'absolu. Et c'était terrifiant parce que je me disais si ça se trouve,, ils vont choisir… Déjà que je sais qu'ils risquent de mal me soigner parce que je suis grosse. En plus, là, ils risquent de choisir de pas me soigner quoi.

Et ouais, et je suis d'accord avec toi sur le fait que ça a révélé l'eugénisme. En fait ça c'était vraiment révélateur pour moi et, enfin moi personnellement, je sais que ça a complètement changé comment je vois la société. Parce que je savais que la société était validiste. Mais je crois que je me rendais pas compte jusqu'où ça allait et à quel point les gens acceptaient un degré de violence à ce niveau-là.

Sushina

Ouais pis je pense qu'au quotidien, tu vois, on peut se mettre des œillères si jamais dans notre vie ça va plutôt bien. On peut oublier un petit peu la violence de la société, on peut se créer son petit cocon où on se protège. Sauf que là, on était obligé de voir, on n'avait pas le choix. Et donc tout ça, ça nous a sauté à la figure.

Et je suis d'accord avec toi, parce que l'hôpital, pour nous, c'est un risque. La plupart des gens, ils sont rassurés d'aller à l'hôpital quand ça ne va pas. Et pour nous, aller à l'hôpital, c'est ne pas savoir si on va ressortir, comment on va ressortir. Enfin, moi, il y a une fois où je suis allée en réa il y a deux ou trois ans pour une bronchite. Et les médecins n'étaient pas capables de s'adapter à ma pathologie, ils faisaient tout le contraire de ce que je leur disais.

Alors non seulement ils n'étaient pas capables capable de s'adapter à ma patho qu’ils ne connaissaient pas mais en plus, ils ne m'écoutaient pas. Et ils m'ont refusé un accompagnement, en l'occurrence mon mari. Et ils lui ont dit que je faisais un choc septique et que en gros, j'allais crever alors que j'avais une bronchite et que je leur disais depuis le début « les mecs, c'est une bronchite quoi, aspirez mes poumons, donnez-moi des antibios, faites venir un kiné ». Et cette histoire a traîné plus de 24 h avant qu'ils fassent « Ah mais c'est une bronchite, on va faire descendre le kiné, on va aspirer les poumons ».

Et moi je me disais mais si vraiment ça avait été un truc, j'étais pas bien à ce moment-là, mais si vraiment ça avait été un truc vital où il y avait besoin de prendre des décisions rapides, quelles décisions ont été prises ces gens-là ? Et ça m'a fait vraiment, vraiment très peur. Je me suis dit que je ne suis pas en sécurité à l'hôpital, il ne faut jamais que je retourne dans cet endroit, C'est trop horrible, alors que c'est pas le truc qu'on est censé éprouver.

Magali

Oui, entre les manques de moyens à l'hôpital qui n'arrangent pas les choses, le validisme voire l'eugénisme de la médecine, je vais dire en France mais en fait dans le monde. Mais moi je connais la France donc je vais dire en France. C'est vrai que… Et je dis validisme et eugénisme, mais on peut rajouter toutes les autres oppressions en fait, parce que les personnes racisées se mettent aussi en danger quand elles se retrouvent à devoir être soignées comme ça sur des choses graves. Et tu as raison, c'est vraiment la question de s'il y a des décisions à prendre en urgence, est ce qu'ils arriveront à prendre les bonnes malgré leur biais validistes, racistes, sexistes, grossophobes etc. etc.

Sushina

Et tu vois, c'est pour ça que d'ailleurs je le conseille à toutes les personnes qui nous écoutent. C'est pour ça que moi j'ai fait mes directives anticipées en disant « les mecs, vous me réanimer quoi, Vous êtes mignons, je ne veux pas crever ». Parce que là aussi, au moment du covid, notamment pour les personnes trisomiques, des médecins ont mis des croix dans la case ne pas réanimer, sans demander à la personne. Voilà. Et dans le super documentaire Better off Dead de Liz Carr, il y a une baronne anglaise, j’ai oublié son nom excusez-moi, qui témoigne de ça. Elle est handicapée. Mais elle est baronne. Donc tu te dis ouais, niveau milieu social, ça va, ça gère quoi ? Et non, elle a eu un problème, elle était inconsciente et à l'hôpital, ils ont voulu la débrancher. Ils voulaient pas la réanimer et heureusement que son mari était là. Qui a dit « Hop hop hop ! Attendez, vous me la réanimez. C'est ma femme, je l'aime etc. ». Et ils l'ont réanimée et elle va bien et elle continue sa vie. Mais elle a failli mourir. S'il n'y avait pas eu son mari, elle serait morte. Suite à ce petit passage à l'hôpital.

Donc vraiment, si vous avez des volontés, si vous voulez être réanimé·e, indiquez le, histoire d'éviter ce genre de déconvenues et d'éviter de se réveiller mort, comme on dirait. « Je ne veux pas me réveiller morte, s'il vous plaît. Réanimez-moi ! » Désolée, je suis débile. [Rires]

Sushina

Non, c'est rigolo, hein. Il faut un petit peu alléger parfois ce dont on parle, parce que c'est quand même assez rude si on regarde les choses en face. Je pense qu'un peu d'humour aide quoi, parce que vraiment…

Sushina

Je pense qu'il n'y a que comme ça qu'on peut supporter ce genre de choses, en déconnant un peu.

Magali

J'ai apprécié d'ailleurs dans ton livre, sans spoiler quoi que ce soit, tes citations en début de chapitres. Il y en a quelques-unes qui sont rigolotes et ça fait du bien aussi d'avoir une petite respiration à un moment et de faire un petit peu d'humour. Et on replonge dans l'histoire.

Sushina

Parce que forcément c’est pas facile. Après voilà, moi j'essaie d'être une meuf drôle, ça se voit pas forcément toujours et donc il y a des moments où je fais des posts, je fais un peu d'humour, histoire que ce ne soit pas trop trop plombant, mais aussi parce que ça reflète ma personnalité.

Magali

Je pense qu'on trouve tous et toutes nos armes pour s'en sortir quand on vit des choses très dures et quand on vit des choses répétitives, très dures. Et je pense que l'humour souvent fait partie de ces armes. Et parce qu'autrement…. C'est une façon de mettre un peu à distance, de prendre un peu de recul, de rigoler et puis après on replonge dedans quoi.

Sushina

Ouais, c'est ça. Il y a des fois c'est un peu ça, un peu obligatoire pour survivre quoi.

Magali

Totalement ! Du coup, en dernière question, je voulais te demander si tu avais des choses à nous recommander, que tu avais lues, vues, écoutées. Ça peut être à peu près sur n'importe quel domaine. Juste est ce que tu as des choses que tu as envie de nous recommander là, en ce moment ?

Sushina

Alors, c'est que je lis beaucoup et beaucoup de choses différentes. Et là, un des bouquins que j'ai adoré ces derniers ces dernières semaines, c'est un livre qui s'appelle La Maison aux Sortilèges, écrit par Emilia Hart et qui parle de la société patriarcale dans laquelle on vit et d'une famille de sorcières qui essaie de s'en sortir au sein de cette société patriarcale. Il est beaucoup question de la maternité aussi. Des bébés qu'on garde, des bébés dont on ne veut pas. Et des choix qu'on fait à ce sujet-là. Et moi, c'est vraiment une lecture que j'ai adorée, qui était passionnante et qui résonnait pas mal avec ce que j'avais vécu. Et donc c'est un super livre que je conseille à tout le monde. Si vous n'aimez pas la société patriarcale, si vous êtes misandre [rires], si vous êtes concerné·es par les histoires de femmes, de sorcières, d'enfants, lisez ce bouquin, Il est vraiment génial.

Magali

Je pense que tu l'as parfaitement vendu. Donc je mettrai la référence dans la description à la suite de l'interview. Mais trop cool, ça me donne trop envie. Moi en tout cas, je pense que je vais l'ajouter à ma pile de lecture qui est un peu trop haute donc je sais pas quand...

Sushina

Déjà 350 bouquins…

Magali

C’est un peu ça. Mais ouais, ça a l'air trop cool. Bon bah écoute Sushina, est ce que tu as quelque chose que tu aimerais ajouter ?

Sushina

Je pense qu'on en a déjà parlé pas mal de choses. Je sais pas… Achetez mon bouquin ! La meuf t’as vu vénale… Horrible. [rires] Ouais, Si vous en avez envie, achetez mon bouquin.

Magali

Je confirme. Achetez son bouquin ! Je mettrais aussi les références évidemment dans la description et tout ça, mais j'encourage chaudement !

Auteur·rice·x·s