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Faire une communauté bisexuelle et pansexuelle à l’image de la communauté gay, lesbienne et transgenre, quelle drôle d’idée

Floralie Resa réfléchit à comment créer une communauté bisexuelle et pansexuelle à la hauteur des communautés gay, lesbienne et transgenre...

Floralie a été invitée à participer à cette troisième édition, elle a choisi de parler de son sujet de prédilection : comment et pourquoi créer une communauté pour les personnes bi et pan.

Elle se présente ainsi : Floralie Resa est une autrice et militante présente sur instagram (@floralie.resa) connue pour ses écrits sur la thématique de la bisexualité et son positionnement en faveur de la formation d’une communauté bi et pan. Elle est notamment autrice du manifeste pour un réveil Bi, fondatrice du réseau francophone bi et pan et est à l’origine d’un média Bi et Pan (@Tomcat.bi.pan). Elle s’est fait connaître précédemment via son projet Queer Chrétien(ne), une chaîne youtube vulgarisant la théologie queer et présentant des personnages LGBT issus de la bible et de la tradition chrétienne. Dans la vie civile, elle est géochimiste environnementale. Elle aime le lichen, les randonnées pour des vues imprenables (mais pas la marche), et ses deux enfants.

Je dépense généralement peu de temps à expliquer aux gens non concernés pourquoi je milite pour la formation d’une communauté bi et pan. Parce que je sais que beaucoup trouvent l’idée au mieux inintéressante, au pire stupide.
Du coup, au lieu de perdre mon temps à expliquer pourquoi je voulais faire ça, je l’ai fait. C’est un peu comme expliquer à quoi servent les lunettes dans un monde qui ne sait pas ce qu’est la myopie, à des gens qui ont 10/10 aux deux yeux. Personnellement, j’ai pris le parti de ne pas me prendre la tête à expliquer, mais de fabriquer une paire de lunettes et de la poser sur le nez des personnes myopes, pour les voir comprendre ce qui leur avait manqué dans leur vie.

Mais il y a quelques mois, on m’a contactée en me disant : "Coucou Flo, on aimerait que tu nous parles de ce projet, de pourquoi il est important, et de ce qui se passe en ce moment." Alors je vais me poser et vous expliquer ce qu’est la myopie, ce que vivent les personnes myopes et ce que des lunettes adaptées à leur vue leur apportent. À la différence, bien évidemment, que la bisexualité n’est pas une maladie, mais je vous ferai confiance pour comprendre la métaphore sans trop vous attarder sur ses limites.

Commençons par définir la bisexualité et, surtout, les impacts qu’elle a sur les personnes bisexuelles. La bisexualité est la capacité de ressentir de l’attirance homosexuelle et hétérosexuelle. Les bisexuels étaient présents dans les luttes de libération gays et lesbiennes des années 60 et 70, et en ont été écartés, parfois avec beaucoup de violence, dans les années 70 et 80. La communauté bisexuelle ne s’est jamais vraiment relevée et a vu la plupart de ses contributions au mouvement gay et lesbien être invisibilisées.

De nombreuses militantes du milieu lesbien étaient en réalité bisexuelles. C’est la même chose du côté de la communauté gay, mais c’est moins mon sujet d’expertise. Des contributrices majeures de l’histoire lesbienne et LGBT, même, étaient bisexuelles. Par exemple, la personne qui a organisé la toute première Pride était la militante bisexuelle Brenda Howard 1. La femme qui a créé le premier standard d’information sur le VIH chez les femmes est la militante séropositive et bisexuelle Cynthia Slater. Elle fait partie des militantes qui ont activement lutté pour qu’on prenne en compte les femmes dans la crise du SIDA 2. C’est elle aussi qui a permis aux femmes de la communauté LGBT d’accéder au milieu BDSM cuir, alors exclusivement gay 3. Et je ne parle pas que de militantes cisgenres bisexuelles. Sylvia Rivera et Marsha P. Johnson, figures majeures des émeutes de Stonewall, étaient toutes les deux des femmes trans bisexuelles 4. La communauté lesbienne, et LGBT plus largement, ne serait tout simplement pas la même sans les femmes cis et trans bisexuelles. Sans les femmes bisexuelles il n’y aurait pas de pride, il n’y aurait pas de communauté BDSM cuir lesbienne, la reconnaissance des victimes lesbiennes du SIDA aurait pris plus de temps. Les femmes bisexuelles étaient partout dans les groupes lesbiens, contribuant activement. Mais leur coming out bisexuel était souvent reçu avec une extrême hostilité. Le cas de la militante native Lani Ka’ahumanu, sommée de rompre avec son partenaire bisexuel pour rester dans son association LGBT en 1982, est très emblématique de cette rupture militante et a fait grand bruit à l’époque. La militante bisexuelle, ancienne lesbienne tombée en disgrâce, a fait face à des années de harcèlement et d’isolement, accusée d’être une traître. Certaines lesbiennes affirmaient même que ses parties génitales étaient tachées par ses relations sexuelles avec des hommes 5.

Il semblerait que les femmes bisexuelles soient tolérées dans les espaces lesbiens, qu’elles ont contribué à construire, seulement si elles se comportent comme des lesbiennes et non comme des bisexuelles.

Donc, premier impact de la bisexualité : les femmes bisexuelles n’ont pas eu leur place dans le milieu lesbien à moins d’effacer une part importante de leur bisexualité et de s’assimiler au lesbianisme. Et ce problème n’est pas propre aux USA. En France, en 1995, les femmes bisexuelles qui se retrouvaient au Vendredi des Femmes, du centre Gay et Lesbien, provoquent un scandale. "Des hauts cris quand des lesbiennes ont su que des bi (dont Catherine Deschamps (Ndlr : une militante bi française)) avaient aussi des relations avec des hommes", résume Vincent-Viktoria, vétérante du militantisme bi. C’est la goutte de trop, elles partent et cofondent Bicause, l’association bisexuelle la plus ancienne de France. Vincent-Viktoria, me décrit comment Catherine Deschamps parle avec un certain sens de l’euphémisme l’incident dans le numéro 2 de Bicause au printemps 1997 : "Le groupe bi (...) s’est créé à l’initiative de quelques filles qui en avaient assez de laisser à la porte du CGL une partie de leur identité." Quasiment trente ans plus tard, une influenceuse suivie par des milliers de followers se moquait de moi et mes combats dans ses stories instagram et rappelait en gros caractère que j’avais tout de même eu deux enfants avec un homme ! La chatte tâchée de Lani Ka’ahumanu, la chatte scandaleuse de Catherine Deschamps, la chatte de Floralie Resa dont sont sortis deux enfants de l’hétérosexualité. Je le dis pour les archives : en 2020 les femmes bisexuelles sont toujours considérées comme souillées par le sexe de leurs conjoints et amants dans la communauté LGBT.

L’exclusion, l’humiliation et le contrôle exercés sur les femmes bisexuelles, malgré leur contribution monumentale à la libération lesbienne, sont documentés depuis les années 70. Je ne dis pas que rien n'a changé. À force de gueuler comme un putois, j’ai fini par voir ces conversations arriver dans le milieu lesbien, et des alliées lesbiennes être plus vocales sur leur volonté d’inclure les bi. C’étaient souvent d’ailleurs les mêmes militantes lesbiennes qui défendaient que les femmes trans lesbiennes appartenaient à la communauté tout autant que les femmes cis lesbiennes. Ces alliées ont à cœur de rappeler que les lesbiennes ne sont pas un monolithe, et que le lesbianisme prend beaucoup de formes et de chemins différents. Le milieu lesbien, je n’en doute pas, est moins hostile maintenant qu’il ne l’était en 1980, ou même il y a 6 ans, mais je continue à souhaiter que les bi aient leur propre communauté.

Sur mon Patreon, résumant les résultats des études scientifiques sur le sujet, j’écrivais 6 : “Lim et al. (2023) suggèrent que, contrairement aux autres minorités LGBTQ, « l’implication accrue des femmes bisexuelles auprès de leurs pairs LGBTQ qui n’affirment pas leur identité bisexuelle peut paradoxalement entraîner de pires résultats en matière de santé pour ces femmes ». Ce résultat est également mis en avant dans l’étude sur la consommation de substances menée par Feinstein et al. (2017), qui montrait un effet positif pour les femmes lesbiennes fréquentant la communauté, et un effet négatif pour les femmes bisexuelles. Prell et Traeen (2018) ont montré l’absence de bénéfice pour la santé mentale des femmes bisexuelles fréquentant la communauté (ainsi que des effets négatifs pour les jeunes lesbiennes des milieux ruraux). Les bisexuelles ne sont pas les seules à ne pas se sentir les bienvenues dans la communauté lesbienne mainstream.”

Mon but n’est pas foncièrement séparatiste. J’adorerais qu’on ait des alliances bi-lesbiennes. Et je sais que de nombreuses lesbiennes comprennent l'intérêt de cette alliance. Mais ce que je veux en priorité, c’est un milieu qui fasse du bien aux bi, qui soit adapté aux bi, qui soit centré sur les besoins spécifiques des bi. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Or, en militant pour les autres, en laissant les gays et les lesbiennes définir ce qu’était la divergence de la norme, en laissant le discours majoritaire LGBT se façonner autour des besoins spécifiques des gays et des lesbiennes (besoins qu’ils méritent chacun de leur côté de voir remplis aussi), nous nous sommes retrouvés dans une communauté qui n’était tout simplement pas faite pour nous.

Depuis toutes ces années, j’ai majoritairement tourné mon militantisme vers les femmes bisexuelles en couple hétéro, et cette spécificité m’a plusieurs fois valu des discussions incrédules. Les gens ne comprennent pas pourquoi je m'intéresse particulièrement à cette population. C’est là que je reviens à ma métaphore sur la myopie dans un monde qui ignore tout de cette condition. Saviez-vous que les femmes bisexuelles sont plus victimes de violences conjugales que les femmes lesbiennes et hétérosexuelles 7 ?

Alors que 9 bisexuelles sur 10 sont en relation hétéro 8, les femmes bi ont une espérance de vie inférieure à celle des femmes hétérosexuelles et lesbiennes 9. L’étude qui nous informait de cette découverte dramatique a fait grand bruit. Quand j’ai cherché des articles grand public sur cette étude, la presse titrait quasiment systématiquement “les femmes lesbiennes et bi ont plus de chance de mourir prématurément que les hétéros”. Les lesbiennes venaient en premier dans le titre, alors que les bisexuelles sont les plus touchées, alors que l’article de l’université de Harvard dont les chercheurs sont issus mettait bien les bisexuelles en premier dans leur titre. Quasiment aucun média ne s’intéressait aux bisexuelles seules, bien que leur mortalité élevée soit la découverte majeure de cette étude. Dans un monde qui continue d’ignorer que les femmes bisexuelles vivent d’immenses violences, continuer de les placer à côté des lesbiennes comme si elles étaient un simple dégât collatéral de l’oppression des lesbiennes, et non les premières victimes des oppressions contre les bi, est au mieux maladroit, au pire malhonnête. Je m’adresse principalement aux femmes bi en relation hétéro parce qu’elles sont une population extrêmement vulnérable, et qu’elles sont la majorité de la communauté bi. Les gens qui me prennent pour une militante pas radicale, n’ont pas compris que je me fous de la radicalité. Je n’ai pas de projet cool, tendance et radical. Mon projet n’est pas de faire partie d’une sous-culture branchée où on peut baiser des meufs dans des toilettes et se faire des tatouages au handpoke parce que c’est tellement anti-système. Mon projet n’est pas de rendre les meufs bi cools. Si les gens nous trouvent pas cools, c’est ok. Mon projet c’est de nous rendre résilientes. Et j’ai de l’amour pour cette communauté. Il y a des femmes que j’ai aimées qui font partie des statistiques de violence, de stress, de maladie chronique.

Quand je vous dis que c’est comme parler de la myopie à un monde qui ignore que cela existe, quand je vous dis que les données existent mais ne sont pas communiquées, c’est de ça que je parle. Je parle de la presse de gauche, pro-LGBT, qui continue de ne pas parler des bisexuelles, qui préfère dire “les lesbiennes et les bi” plutôt que de dire : en fait, ce sont les bisexuelles qui subissent le plus de dégâts dans notre société, pas les lesbiennes. Et je sais que dire cette vérité irrite, qu’elle provoque même beaucoup de colère. Comment justifier le terrible traitement qu’on inflige aux bi dans le milieu lesbien si l’on admet que ce sont les bi, et non les lesbiennes, qui meurent le plus vite dans notre société ?

Shiri Eisner, militante bisexuelle connue, disait qu’on ne devait pas trop s’attarder sur les violences commises par les lesbiennes, qu’il s’agissait d’un effet de loupe grossissant, que les vraies violences venaient des hétéros. Je ne suis pas d’accord. Quand, dans les années 60, on a décidé de militer ensemble pour mieux survivre, ce n’est pas un effet grossissant que de pointer celles qui ont jeté les bisexuelles hors du bateau et les ont laissées se noyer. Ce n’est pas un effet grossissant que de pointer qu’une de nos militantes bi les plus connues est celle qui était accusée d’avoir une chatte tachée par ses rapports avec des hommes. Ce qui devait nous aider à être plus fortes face aux oppressions nous a été ôté et, si les lesbiennes ont bénéficié des avancées de leur communauté, les bisexuelles sont toujours seules aujourd’hui.

Je laisse rarement parler ma colère. Je l’écrase, je lui dis de se taire. Je lui dis qu’elle ne sert à rien, que si elle s’exprime, je vais encore me faire insulter sur internet ou qu’on me promettra de me casser la gueule si on me voit dans tel bar lesbien. La plupart du temps, je me dis que je pisse dans un violon en essayant de chercher de la compassion, que je préfère me concentrer sur ce qui est efficace. Mais si on me demande d’en parler, oui, j’éprouve de la colère contre mes sœurs lesbiennes des années 80, 90, 2000, 2010, 2020, qui ont participé génération après génération au dépouillement des bisexuelles. Aujourd’hui, cette étude sort et parle concrètement de femmes bisexuelles mortes. La communauté LGBT nous doit réparation. Ou tout du moins, j’aimerais qu’elle arrête de nous harceler quand on essaye de s’organiser sans elle, à défaut de le faire avec elle comme on l’avait prévu dans les années 60. J’aimerais que les alliées arrêtent de me dire “tu es la bienvenue, bien évidemment”, comme si le problème était que je n’avais pas compris qu’elles étaient des "bonnes lesbiennes". Je préfère qu’on me laisse péter les plombs en disant comment on parlait de la chatte de Lani Ka’ahumanu, de la sexualité de Catherine Deschamps et de mes gosses. Je préfère qu’on me laisse gueuler aux bisexuelles : “Réveillez-vous, vous n’êtes pas privilégiées.” Je préfère, enfin, qu’on me dise : “Je sais que tu es méfiante vis-à-vis de la communauté lesbienne, c’est normal, je le serais aussi si j’avais vécu la même chose. Mais je veux que tu saches que je serai là pour toi si tu en as besoin.”

Dans ma pratique, je constate qu’on continue de croire que les bi pourraient éventuellement vivre les effets de la lesbophobie, mais seulement quand elles sont affiliées au lesbianisme, jamais en tant que femmes bisexuelles seulement. Or, c’est le contraire : le stigmate qui pèse contre les femmes bi est bien spécifique et touche même celles qui ne sont pas en relation lesbienne.

C’est l’information que j’ai le plus de mal à communiquer, parce qu’on remet systématiquement ma parole en question, alors que je parle d’études réalisées sur des centaines de milliers d’individus, qui montrent le devenir tragique des femmes bi depuis plus de vingt ans. Ce n’est même pas nouveau. Pourtant, même si cela fait plus de vingt ans que les chercheurs connaissent cette information, elle ne circule ni dans la société, ni dans la communauté LGBT. Je ne compte plus les fois où l’on m’a remise à ma place, priée de donner plus de sources, questionnée sur la validité des études, parce que ce n’était tout simplement pas possible que les bi soient vraiment des victimes. Le pire que j’ai entendu, c’est que peut-être les bisexuelles se plaignaient plus que les lesbiennes et que c’était pour cela que les études les montraient plus victimes de violences conjugales. Alors qu’il y a littéralement des études qui montrent que dans les cas de violences conjugales, non seulement nous étions plus souvent victimes, mais que nous avions des blessures plus graves, et faisions face à des violences caractérisées plus aiguës. Les enquêteurs avaient détaillé si la victime avait été étranglée, si sa tête avait été frappée contre des surfaces dures, etc 10. Cela fait des années que je travaille sur cette question, j’ai lu des études encore et encore. Je n’ai pas choisi quelques papiers qui conviennent à mon point de vue personnel, c’est littéralement un consensus scientifique.

Si j’ai déjà évoqué la colère que je ressens face à l’exclusion et l’humiliation des bi dans le milieu LGBT, vous n’imaginez pas le degré de colère que j’éprouve quand ma parole, appuyée par la recherche, est encore et encore remise en question par des inconnues d’internet ou que des micro-célébrités lesbiennes viennent m’expliquer la vie en messages privés, en commentaires, ou m’affichent en public dans leurs threads Twitter et leurs stories Instagram, prétendant que si je dis que les femmes bisexuelles sont plus impactées que les lesbiennes, je suis lesbophobe ; que quand je parle de la biphobie dans le milieu lesbien, je suis lesbophobe ; ou que quand je veux former une communauté bi, je suis lesbophobe. Voilà pourquoi je ne perds plus de temps à expliquer pourquoi je veux une communauté bi. Parce qu’à chaque fois que je le fais, le déni et la malveillance auxquels je fais face me mettent en colère, et que la colère, c’est mauvais pour ma santé. Ce n’est pas la colline sur laquelle j’ai décidé de mourir, comme le disent les Américains. Convaincre les personnes qui ne sont pas bi qu’elles sont en retard sur les données de la recherche concernant la communauté LGBT ne m’intéresse pas. Je m’en fous d’avoir raison, j’aimerais que ça change. J’aimerais qu’on arrête de mourir avant les autres, de se faire taper plus que les autres et qu’on n’ait pas le droit de respirer dans les espaces qu’on a construits avec les autres. Convaincre les gens pas concernés, vraiment, ça m'intéresse moyennement face aux enjeux de la communauté bi. Ce n’est pas la colline sur laquelle j’ai décidé de développer un ulcère à l’estomac, pour être plus précise. Regardez où j’en suis. Il suffit que je m’autorise à parler de ce sujet pour que la rage refasse surface. Non vraiment, je ne peux pas vivre comme ça en permanence. Alors je réponds ici, je me mets en colère derrière mon petit écran. Et ensuite je refermerai mon ordinateur et je reprendrai ce que je sais faire et qui me fait du bien : parler aux femmes bi en couple hétéro.

Tout ce que je vous raconte avec colère, c’est la raison pour laquelle je suis convaincue que les femmes bi, même et surtout celles en relation hétéro, ont besoin d’une communauté à elles : parce qu’elles sont l’une des populations les plus vulnérables des LGBT et qu’elles n’ont aucun soutien, ni dans la communauté lesbienne, ni dans la société hétéro. Et non seulement tout le monde s’en fout, mais personne ne semble même être au courant.

Donc, j’ai fabriqué mes lunettes dans mon coin, sans essayer de donner des cours d’optique aux gens qui voient bien, aux hétéros qui ne comprennent pas où est le problème et aux lesbiennes qui ne comprennent rien à la bisexualité et aux oppressions que vivent les bi.

J’en avais marre de ne connaître qu’une seule association bi en France à l’époque (Bicause) pendant que les lesbiennes avaient des librairies, des clubs de foot, des bars et des films où, même quand les personnages étaient bi, on disait qu’elles étaient lesbiennes. J’en avais marre que littéralement la communauté LGBT se soit construite sur le travail militant des personnes bi, sans leur donner une miette de soin communautaire. La Pride, bordel, la Pride a été créée par une femme bi.

J’ai dit aux bi : faisons une communauté, personne ne le fera à notre place. J’ai publié le manifeste pour un réveil bi le 5 octobre 2022 11. Le post a fait 2000 likes sur Insta. C’est sans doute pas grand-chose à côté de ce que les plus grandes influenceuses lesbiennes génèrent. Mais pour moi, ça a été le début de ce qui s’est passé ensuite. J’ai ouvert un groupe de parole, puis un collectif dans la ville où j’habitais. Et des meufs et des mecs partout en France ont fait pareil. Et un an après, je les ai tous contactés et on a parlé à des chercheurs du monde entier de comment ça se passait pour nous, lors de la conférence scientifique sur la bisexualité de 2023. Bicause, l’association historique bi et pan, n’était pas disponible pour participer avec nous ce jour-là, mais on les a invités à nouveau quand on a décidé de se former en réseau. Et aujourd’hui, il y a des collectifs en province, à Paris, en Belgique. Il y a des collectifs bi et pan à Toulouse, Nancy, Tours, Bordeaux, Montpellier, etc.

Et ce qui est fou, c’est que dans cette métaphore des lunettes, je ne suis pas opticienne, je suis myope. Moi aussi je suis bi. Moi aussi j’avais pas de communauté bi et pan. Et il faut savoir que je suis quelqu’un qui préfère se tenir à l’écart de la foule. Donc c’était un enjeu de santé publique pour moi que la communauté bi et pan existe, mais je n’avais pas vraiment envie d’y mettre les pieds moi-même. J’organise des groupes de parole où je ne parle pas. Je facilite des collectifs que je ne fréquente pas. Je ne suis pas un animal social. Je lis des choses, j’écris des choses. J’apprécie la compagnie humaine, mais je ne la recherche pas spécialement.

Puis je me suis retrouvée à une soirée que j’organisais à Paris (en bonne provinciale, oui, je monte à Paris des fois) pour la sortie d’un zine bi et pan que j’avais coordonné, où une trentaine d’auteur·rices bi et pan parlaient de leur première fois. La soirée a continué, et cette fois, je ne pouvais pas juste partir, parce que la personne qui me prêtait son canapé avait décidé de rester jusqu’au bout de la nuit, profiter de la soirée, bavarder. Alors je suis restée, j’ai discuté avec des inconnues, comme tout le monde.

Et quand je suis repartie le lendemain, j’ai réalisé qu’il manquait quelque chose par rapport aux soirées où je me rends bien malgré moi de temps en temps : je n’étais pas stressée. J’ai remarqué que pour la première fois de ma vie, je n’avais pas passé un seul moment de la soirée à analyser si je pouvais ou non parler de mon mari, de mes enfants, de la femme avec qui j’étais en couple à l’époque. Vous savez, quand vous commencez votre anecdote en expliquant : “Mon mari m’a fait remarquer que...”, ou “L’autre jour, avec ma partenaire, on a vu...”.

Ce sont des choses absolument anodines. Pour une personne bi, il arrive toujours un moment dans les conversations avec des inconnus où il y a un choix à faire sur le placard qu’on doit choisir, ou le placard dont on doit sortir. Est-ce que la personne a l’air ouverte d’esprit et acceptera mon côté lesbien ? Est-ce que la personne a l’air d’un queer éclairé et acceptera mon côté hétéro ? Est-ce que la personne, qui qu’elle soit, et quoi qu’elle ait déjà accepté, me jugera si elle apprend que je suis une "répugnante à voile et à vapeur" ?

J’avais pu parler avec des inconnus sans choisir quelle partie de ma vie j’avais le droit d’exposer. À aucun moment, je n’avais eu à faire preuve de courage en parlant d’un aspect anodin de mon existence. Je n’avais pas non plus renoncé stratégiquement à quelques mots qui rendraient la situation plus neutre, moins bisexuelle. Je n’y avais même pas pensé. J’avais même écouté une femme parler de ses réflexions triviales impliquant son copain sans me tendre, sans me dire qu’elle avait oublié qu’elle était à une soirée queer, et qu’on ne parle pas de nos mecs dans ces espaces. À 36 ans, après avoir lutté pendant des années sur la question bi, j’ai compris que je vivais sans cesse avec ce petit programme de vérification, toujours en fonctionnement en arrière-plan, qui checkait en permanence si je ne m'apprêtais pas à révéler une information qui me nuirait. Et moi, contrairement aux lesbiennes, je n’avais jusque-là aucun endroit où j’avais le droit de désactiver ce petit programme de survie face à des inconnus. Jusqu’à ce soir-là.

Moi-même, j’avais besoin de la communauté bi, parce que, comme tout le monde, j’avais besoin d’avoir un espace où j’étais normale. Il nous faudra travailler pour que les minorités dans les minorités aient elles aussi des moments où elles ne sont pas seulement acceptées, mais la norme.

La communauté bi et pan existe dans des petites poches d’air, partout où des bi et des pan ont décidé de se retrouver. Nous en sommes aux prémisses, et j’ai l’espoir que ce soient des initiatives pérennes qui se multiplieront. Il y aura des échecs, mais il y a déjà eu tant de réussites.

Et une fois qu’on aura goûté à cette bouffée d’air frais, j’espère qu’on s’organisera pour s’attaquer aux violences faites aux bi et pan, et au manque de soins adaptés aux besoins spécifiques de notre communauté. Je veux que les services dédiés aux violences conjugales soient formés aux spécificités des victimes bisexuelles. Je veux que l’éducation sexuelle enseigne ce qu’est la bisexualité spécifiquement. Je veux que les demandeurs et demandeuses d’asile bisexuel·les bénéficient des mêmes chances que les autres demandeurs d’asile. Je veux que la santé mentale, physique et sexuelle des bi soit accompagnée correctement. Je veux que la prévention contre l’homophobie dans la société s’attaque également à la biphobie. Je veux me voir dans des représentations non stigmatisantes au cinéma. Je veux que les livres sur la bisexualité ne soient pas classés dans la section "lesbianisme", mais dans la section "bisexualité". Je ne milite absolument pas pour l’accueil des bi dans la communauté lesbienne. Je ne veux pas être accueillie, hébergée, acceptée. Je veux être chez moi. Les bisexuelles ont construit la maison des LGBT et n’ont pas eu le droit d’y habiter, il est temps qu’elles construisent leur propre maison.

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