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Dans le monde du vin, le mot terroir semble impossible à éviter. Sandrine Goeyvaerts nous explique en quoi c'est une notion qu'elle considère de droite.
Sandrine a été invitée à participer à cette troisième édition et a choisi de nous parler d'un de ses sujets de prédiléction, le terroir dans le monde du vin.
Voici comment elle se présente : Sandrine Goeyvaerts est une caviste belge, autrice et militante féministe. Elle a écrit 6 livres sur le vin dont Cher Pinard, aux éditions Nouriturfu. Sa newsletter : vinclusif.substack.com Son insta : @sandg__.
Depuis que je fréquente le monde du vin, je me suis aperçue qu’il y a un mot qui finit toujours par échouer dans la conversation. C’est le serpent de mer qu’on évoque en termes quasi mystiques, le truc qui fait les grands vins et qui manque à tant d’autres. Ce mot c’est le terroir. Sur les étiquettes, il se matérialise sous la forme de grandes envolées lyriques, magnifiant les coteaux tout juste caressés d’un vent sublime, d’un ciel radieux et les raisins gorgés de sucre et de vie qui y poussent. C’est à la fois parlant et intimidant, mais on imagine le front plissé et perlé de sueur du vigneron sous le soleil implacable, ses mains burinées qui récoltent le fruit de ce dur labeur, avant de faire couler dans sa gorge une eau glacée et rougie du vin de l’année précédente. Je ne reviendrai pas sur l’aspect conservateur qui y transparait : très souvent, on nous vante le passage des générations, une tradition séculaire. Le terroir, c’est un truc qui devrait nous rattacher à la terre, à un lien indéfectible avec la nature, et toutes sortes d’images d’Epinal.
Pourtant, le terroir ce n’est pas exactement ça : si on s’en tient aux définitions communément admises, le terroir c’est l’ensemble des interactions entre la vigne, son sol, son sous-sol, le climat, l’exposition, et l’intervention humaine qui composera le vin. C’est surtout une construction complètement politique, de droite.
Si vous me connaissez un tout petit peu, ou me suivez depuis longtemps, vous savez que j’aime profondément les vins du Jura : le savagnin bien sûr, et ses merveilleux jaunes, mais aussi les magnifiques chardonnays, le ploussard, le trousseau. Je n’oublie pas le pinot noir, et toutes les combinaisons possibles. Et c’est une région dont il m’est de plus en plus difficile de boire les vins. La faute à la sommellerie snob, qui après avoir boudé la région pendant des années, s’est soudain découvert une passion pour la région. La faute à la mode idiote. La faute aussi aux accidents climatiques qui rendent les vins plus rares. Et enfin la faute au capitalisme et à l’appât du gain.
Il y a un petit moment, je suis tombée sur cet article : tout y est très bien expliqué. On y parle de la colère des vigneron·nes : “La raison de ce mécontentement : le rachat d'une surface de vigne par un vigneron soupçonné par les manifestants d'accumuler des terres pour pouvoir ensuite les revendre à un investisseur.”
Dans l’article, un peu plus loin, on lit “40 % du vignoble jurassien est détenu par des investisseurs”.
Presque la moitié. Avec un résultat implacable : ce ne sont plus les gens qui travaillent la terre et récoltent ses fruits qui en sont propriétaires, mais des financiers. Avec ce que cela suppose, en termes de rentabilité, de rendements et de diversité.
Ceci posé, pour les idéalistes qui pensaient encore que les vins de terroir le sont pour des raisons complètement objectives, mêlant une sorte de savoir empirique du beau et du bon, et une sélection minutieuse des meilleures terres selon leur nature pour établir les endroits bien précis où faire du vin1, je propose d’arrêter la lecture ici, si toutefois iels veulent conserver leurs illusions. D’ailleurs, à l’origine, l’acception de « terroir » était perçue comme négative, signant des vins ratés ou aux arômes désagréables. D’après le dictionnaire universel de Furetière (17e s), la définition de terroir est la suivante : « On dit que le vin a un goust de terroir, quand il a quelque qualité desagreable, qui luy vient par la nature du terroir où la vigne est plantée. » Comment a-t-on réussi à faire du terroir un marqueur positif ?
Pour comprendre, attardons-nous sur quelque chose que nous connaissons toutes et tous, les AOC. Châteauneuf-du-Pape, Saint-Émilion ou Meursault par exemple sont des appellations d’origine contrôlée. Ce fameux label (qu’on ne trouve pas que pour le vin d’ailleurs) a une petite centaine d’année : en effet, si l’INAO, l’institut qui les chapeaute et réglemente les a créés en France en 1938, c’est une loi de 1919 qui va ouvrir la voie. Sur le papier, l’idée est plutôt cool : rationaliser les productions, les attacher à un lieu et à un terroir, en identifier un goût particulier que l’on qualifiera de typicité, et sélectionner les cépages les plus adaptés à chaque situation, tout ça pour faire les vins de la meilleure qualité possible.
Sauf que ce que ce qui n’est pas dit là, c’est que cette fameuse loi de 1919, elle n’a pas que pour objectif de faire de bons vins2, mais surtout celui de régler enfin le conflit larvé entre les producteurs et les négociants. Jusque-là, ce sont eux qui fixent peu ou prou le marché : ils achètent les raisins ou les vins aux producteurs, collent leur étiquette et commercialisent sous leur nom. Parce que c’est le système qui marche : on fait confiance à une « marque », qui se fournit bien où elle veut. Sauf que la loi de 1919 va changer complètement le paradigme et reconnaître l’origine comme seul fondement de la qualité sous la pression des propriétaires de vignes, qui en ont marre de se faire tondre la laine sur le dos. Peu à peu, les propriétaires obtiennent d’autres victoires notamment en délimitant précisément les vignobles à des aires bien spécifiques et le négoce perd de son influence. Evidemment, ils ne choisissent pas n’importe quelles parcelles mais bien celles qu’ils possèdent. Car tout ceci n’est finalement qu’une bataille de pognon contre pognon, et dont les paysan·nes ou les petits propriétaires avec moins d’influences politique sont les dindons de la farce.
Là où on imagine une guerre de petits vignerons contre un grand méchant négoce, il faut replacer l’église au milieu du village : ceux qui obtiennent les terrains les plus réputés, les plus convoités, et donc ceux où les vins se vendront le plus cher, ce sont les gros propriétaires fonciers. Ce sont donc eux qui vont plus ou moins faire la loi, jusqu’à imposer certains cépages au détriment d’autres, certaines techniques et donc influer sur le goût. Fascinant, non ?
Le « bon goût » est lui aussi une construction de droite, on pourra y revenir un jour.
Ce n’est pas la première fois, ni la dernière d’ailleurs, qu’on aura fait passer l’intérêt du porte-monnaie avant celui des vins, même. Napoléon par exemple a commandé un peu avant 1855 un classement des vins de Bordeaux : basé sur les ventes de vin des négociants sur plusieurs décennies, les mieux classés sont donc les plus chers, et vice versa. Dire que ça méprise les influenceuses … Ce qui est cocasse, c’est le nom même du classement, usant des mots « vins » et « bordeaux ». Parce que concernant le vin, le classement ne les distingue pas réellement, il classe les propriétés, indépendamment du goût de ce qu’elles produisent. Quant à Bordeaux, ce n’est qu’une vision partielle de la région, puisqu’on n’a pas cru bon de consulter aussi des négociants de la rive droite et donc ne s’y trouvent représentés que les châteaux de la rive gauche. Ironique ? Mieux : ce classement est toujours d’actualité, même si certaines propriétés ont disparu, ont été scindées ou incorporées dans d’autres. On peut se dire que la réputation des domaines leur a permis de continuer à vendre à un certain prix, donc de maintenir des critères d’exigence de production élevés et de faire de très bons vins mais qu’aurait-il été de tous ces châteaux si ce classement n’avait pas existé ?
Ce qu’on constate aujourd’hui dans le Jura, ou en Bourgogne (juste pour rigoler François Pinault a dépensé 250 millions d’euros pour mettre la main sur Clos-de-Tart), c’est de nouveau la dépossession des terres au profit de gros actionnaires ou investisseurs : et ça se comprend. Hériter d’un domaine, c’est ultra cher. Les droits de successions sont dingues, et le retour sur investissement compliqué, du moins si on considère qu’on le rentabilisera en vendant du vin, et pas par des abattements fiscaux. 3 Plutôt que de conserver des vignes aux prix exorbitants mais qui rapportent peu, les actionnaires de ces propriétés familiales préfèrent souvent se laisser tenter par un gros chèque, qui contribue donc à faire grimper le prix du foncier, et à rendre inaccessible à la propriété les parcelles, même plus modestes. C’est donc le serpent de mer qui se mord la queue.
La question qui reste en suspens est : est-ce que le vin vaut ça ?
Evidemment qu’on n’a pas tiré au sort les meilleures parcelles, on a au fil des siècles, tiré une expertise empirique de diverses situations et observé que la vigne se plaisait mieux à tel ou tel endroit, ou dans telle ou telle condition. D’où d’ailleurs, les sources historiques souvent mises en avant pour expliquer le succès d’une appellation par rapport à une autre. Mais elles ont pu être acquises sur cette base au cours des siècles par les abbayes ou les seigneurs, de préférences à d’autres terres, moins favorables et donc gagner en valeur. ↩
Un peu d’éclairage politique et économique est nécessaire : le vignoble européen vient de subir la crise du phylloxera, avec une perte de production non négligeable tout en observant une demande de vins qui ne cesse de croitre : c’est la porte ouverte à la fraude, aux coupages de vins de différentes provenances, à l’adjonction d’eau pour augmenter les volumes, à l’ajout de sucre, voire au règne des vins qui n’en sont pas du tout, élaborés à base de sirops, de raisins secs ou d’autres choses qu’il vaut mieux ignorer. Il y a donc nécessité de combattre la concurrence déloyale, surtout si elle vient de l’étranger. ↩
Il faut savoir que lorsque vous payez l’Impôt sur la Fortune Immobilière, disposer d’une part de vignoble vous offre une exonération de 75 %, et ce jusqu’à 101 897 euros. Au-delà de 101 897 euros, vous serez exonéré à 50 % de votre impôt. Cela constitue alors un véritable avantage d’acquérir ou de reprendre un vignoble déjà en exploitation. 70 % des investisseurs dans les propriétés viticoles à la vente sont français et 3 % d’origine étrangère. Parmi ces derniers, on trouve une majorité d’Européens (60 %), suivis d’Américains, de Chinois, Russes et autres nationalités. ↩