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L'utopie de l'habitat collectif : pourquoi pas dès aujourd'hui ?

La colocation choisie n'est pas considérée comme un modèle possible, et pourtant elle conviendrait à beaucoup de monde. Quels sont les obstacles qui la rendent difficile ?

Lorelei a été invitée à participer à cette troisième édition et a choisi d'aborder la question des modèles alternatifs de vie.

Elle se présente ainsi : Je partage mon temps entre explorer des façons de vivre à travers la fiction, créer des bulles de douceur pour les autres et militer pour un monde moins discriminant.

Vous pouvez la trouver sur son site

Dans Terra Ignota, une saga de science-fiction qui se déroule dans un futur utopique, Ada Palmer propose un autre modèle d’habitat que le modèle de la famille nucléaire ou de l’individu solitaire : les gens vivent en bash’ selon des choix affinitaires. Être en bash’, c’est par exemple vivre avec ses ami·e·s, avec les différents membres de son polycule, avec des camarades qui montent un projet commun, avec plusieurs co-parents en étant ba’parents pour des enfants qui n’ont pas forcément de liens de sang, mais qui grandissent et sont élevés ensemble.

Ce qui y ressemble le plus aujourd’hui, ce sont les colocations, mais pas n’importe lesquelles : celles d’ami·e·s qui ont un véritable projet de vivre ensemble. Ce ne sont pas ces colocations où l’on va parce que le loyer est moins cher sans jamais créer de liens avec les autres personnes qui partagent le lieu. Ni de ces colocations entre potes qui n’existent qu’en attente de mieux : le temps des études, le temps de se mettre en couple, le temps de commencer « la vraie vie ». Les bash’s, c’est la vraie vie.

Pourquoi y a-t-il si peu de « colocations choisies » aujourd’hui ? Pour ne parler que de la France, qui est l’endroit que je connais, les obstacles sont nombreux pour monter ce genre de projet. Pour commencer, il faut trouver des bâtiments adaptés. Quand on sait qu’un bash’ peut rassembler jusqu’à une vingtaine d’ami·e·s, difficile aujourd’hui de trouver un lieu où tout le monde peut trouver son espace. En ville, il faudrait que différents appartements adjacents se libèrent au même moment et que les dossiers de tout le monde soient acceptés. Ailleurs, il faudrait pouvoir facilement agrandir des maisons, comme c’était le cas pour les longères, et donc avoir les autorisations administratives. Peut-être y a-t-il d’autres contraintes : telle personne a un chien et tient à avoir un accès à l’extérieur, telle autre a besoin d’un accès rez-de-chaussée, telle autre doit pouvoir facilement se rendre à son travail (nous n’avons pas encore la possibilité d’aller à l’autre bout du globe en quelques heures comme dans Terra Ignota), telle autre que les murs soient bien isolés, etc.

Voyons donc nos idéaux à la baisse : une maison pour quatre ou cinq ami·e·s qui n’ont pas trop de contraintes dans leur recherche. Imaginons que les endroits existent concrètement. À présent, il leur faut se battre pour avoir le droit d’accéder à ce lieu. Avoir les ressources financières pour y vivre et surtout se mettre en compétition avec d’autres personnes qui elles aussi ont besoin d’un logement. Un logement : pas vraiment un habitat. Un endroit où loger, un toit sous lequel dormir, plus qu’un endroit à habiter et à aimer, qui correspondraient à nos véritables envies, parce qu’il est très dur aujourd’hui d’accéder à des logements décents. Il y a beaucoup plus de demandes que d’offres et les personnes précaires attendent parfois plusieurs années avant d’avoir une proposition de HLM.

Nos cinq camarades ont de la chance, ils ont des ressources financières. Ils vont alors faire face aux propriétaires qui en général ne voient pas les colocations d’un bon œil : on s’en souvient, les colocations, c’est temporaire, c’est une phase, c’est acceptable pendant les études, mais si les personnes ont plus de vingt-cinq ans, c’est louche. Alors, souvent, c’est le couple hétéro avec des enfants, la famille avec le papa au CDI et la maman souriante qui va avoir le droit d’emménager. Malgré les divorces, la présomption est que les couples tiennent alors que les liens d’amitié sont faibles et, encore une fois, temporaires. Qui, en cherchant à créer une colocation d’adultes, n’a pas entendu la phrase « la maison n’est pas adaptée à de la colocation » ? Et pourquoi, dites-moi ? Qu’est-ce que ça change, qu’il y ait un adulte qui dorme dans une chambre où d’autres imaginaient un enfant ? Comment ça, deux salles de bain ne seraient pas suffisantes ? Et qu’est-ce que vous en savez, de l’intimité souhaitée entre nous ? Si nous, nous pensons que l’endroit répond à nos besoins, qui êtes-vous pour nous dire que non ?

Si par miracle les propriétaires sont d’accord, notre petit groupe va faire face à de nouvelles difficultés, légales cette fois : parce qu’on n’a pas les mêmes droits dans un logement selon qu’on est en couple marié, en concubinage, en colocation avec une clause de solidarité ou bien en colocation avec des contrats liés uniquement à la chambre. Je donnerais l’exemple d’un propriétaire qui a refusé de modifier un contrat de location pour accepter l’arrivée d’une nouvelle personne pour en remplacer une autre, ce qui impliquait que cette personne n’avait pas le droit de s’installer et que le loyer du montant, toujours le même, reposait légalement sur les personnes déjà dans le logement moins celle qui était partie, les poussant éventuellement à tous partir, faute de pouvoir payer un loyer prévu pour davantage d’adultes « dans la vie active ». Parfois les propriétaires acceptent que la personne s’installe mais refusent de modifier le contrat, bloquant l’accès de la personne à des aides financières et à ses droits dans la relation bailleur-locataire. Partir n’est plus anodin car lourd de conséquences pour les autres ; faire confiance à une nouvelle personne pour rejoindre l’habitat ne l’est pas non plus, poussant les gens à plutôt se refermer à l’idée de vivre avec de nouvelles personnes. Le risque est trop grand.

Tout ça nous incite à privilégier les liens de sang et les liens légaux du mariage plutôt que les liens amicaux ou les relations libres. On a plus de droits dans ces relations reconnues, et ce sont les seules où on accepte d’avoir des devoirs (les parents sont légalement responsables de leurs enfants, le mariage implique des responsabilités légales, etc.). Alors quand on a besoin de soutien, on se tourne vers la famille quand on peut, puis vers sa relation amoureuse socialement reconnue (et donc exclusive, puisqu’on ne peut pas faire légalement reconnaître plusieurs relations). On en demande moins aux ami·e·s, on leur donne moins aussi, on apprend moins à donner de l’importance à ces liens-là. Bien sûr, cela est vrai à un niveau sociétal et légal, et ça n’empêche pas à des individus de donner beaucoup d’importance à leurs amitiés : je veux simplement dire que les règles sociales ne leur facilitent pas la tâche.

J’ai depuis longtemps l’idéal d’un « bash’ » stable. J’aime beaucoup, beaucoup l’idée de se soutenir dans la vie avec d’autres personnes, qui quelles soient, sur des bases d’amitié plutôt que d’obligations. J’ai vécu en colocation dans sept lieux différents et je n’ai eu qu’une seule expérience qui s’est mal terminée. Mes premières colocations ont été de courte durée, les suivantes très changeantes, au rythme des départs et des arrivées. La première à durer (quatre ans) était dans le cadre d’une relation, surprise… amoureuse. Un projet à cinq, théoriquement plus pérenne, s’est arrêté à cause de tous les obstacles que je décris plus haut. Aujourd’hui, j’ai la chance de m’installer bientôt dans une colocation de trois adultes qui accueillera ensuite, nous l’espérons, des enfants et d’autres adultes. Les conditions matérielles ont pu être réunies grâce aux liens, surprise… familiaux de l’un d’entre nous. Nous avons vraiment ces envies : habiter ensemble sur le long terme, avec des personnes en couple et d’autres qui sont amies, élever des enfants ensemble à plusieurs adultes, partager le quotidien dans une optique intergénérationnelle, valoriser nos relations quelles que soient leur nature, qu’on soit liés par le sang ou non, qu’on partage de la sexualité ou non. Et j’aimerais que cet idéal de vie, s’il est partagé par d’autres, soit plus facilement atteignable.

Alors pour atteindre l’utopie des bashs’ :

  • Changeons les politiques publiques pour rendre plus facile l’accès à des logements adaptés à la vie en collectif

  • Vivons en colocation

  • Élevons nos enfants avec plusieurs co-parents, avec nos voisin·e·s et avec nos ami·e·s, faisons en sorte que les enfants aient plein de référents adultes

  • Valorisons nos relations amicales

  • Acceptons les colocations quand nous louons des biens et faisons confiance aux gens, même s’ils ne sont pas tous en CDI avec garant, même si leur modèle de vie ne correspond pas à la norme de la famille hétéro

  • Et lisons Terra Ignota, pour nous donner plein d’images positives de ce que ça pourrait donner ;)

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