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Pas besoin d'être trans pour être dysphorique

La dysphorie de genre, le décalage entre le genre d'une personne et la façon dont elle est perçue est très fortement associée à la transidentité. Pourtant les personnes cisgenre peuvent la vivre aussi.

Tu peux m'expliquer de quoi tu parles ?

La plupart des gens se vivent comme homme ou femme. C'est-à-dire que c'est un élément de leur identité personnelle, un ressenti profond d'appartenance à une catégorie. C'est ce qu'on désigne par genre. Pour la majorité de ces personnes, cette identité correspond à celle vécue depuis la naissance dans la société, la famille, le travail, à l'école… On parle de personne cisgenre. Lorsqu'il y a une différence, on parle de personne transgenre.

Il n'existe pas que "homme" et "femme" comme identités de genre. Certaines personnes se sentent parfois homme, parfois femme. Certaines se sentent partiellement femme et partiellement rien. Certaines n'ont pas de genre du tout. Ce ne sont que quelques exemples : les possibilités sont infinies. Ces personnes sont réunies sous le terme parapluie de transgenre. Certaines ne s'y reconnaissent pas, et ne s'indentifient ni comme cisgenre ni comme transgenre.

Lorsqu'on croise une personne, un réflexe bien ancré (la plupart du temps inconscient et automatique) est de chercher à identifier son genre, pour savoir dans quelle catégorie la mettre et comment s'adresser à elle. Comme nous ne sommes pas une espèce télépathe et que nous n'avons pas accès à l'intériorité de cette personne, nous nous basons sur un certain nombre d'éléments extérieurs pour trouver des indices. Ce peut être l'apparence corporelle (taille, coiffure, pilosité), les vêtements, le maquillage, les bijoux, le type de parfum, l'attitude, la façon de parler… Tous ces éléments sont des moyens d'indiquer à quel genre on veut être associé·e. Ils définissent l'identité perçue par les autres personnes. On parle d'expression de genre.

Or il peut exister un décalage entre le genre intime, personnel et l'identité que perçoivent les autres. Si ce décalage est vécu négativement par la personne, on parle alors de dysphorie. Celle-ci peut avoir une intensité très variable en fonction des individus, des éléments provoquant le décalage ou des situations. Elle peut aller d'une gêne légère et temporaire à un mal-être profond peut entrainer des auto-mutilations, voire conduire au suicide.

Je suis pas sûr·e d'avoir une expression de genre, moi

Tout le monde a une expression de genre. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut choisir d'avoir ou pas. Tous les éléments dont j'ai parlé ci-dessus se voient attribuer une catégorie genrée par la société, le plus souvent "féminin" ou "masculin", même s'il existe quelques rares éléments neutres. "Une robe, c'est féminin." "Des seins, c'est féminin." "Une voix grave, c'est masculin." "Prendre de la place dans l'espace public, c'est masculin."

Ces catégories ne sont pas immuables : elles varient selon les sociétés, à la fois dans l'espace (dans les pays d'Asie du Sud-Est, les métiers de l'informatique sont considérés comme féminins) et dans le temps (à l'époque de Louis XIV, les talons étaient portés par les hommes).

Peu importe qu'on veuille consciemment utiliser ou non la connotation genrée d'un bijou, d'une façon de parler… elle sera de toute façon perçue par les autres selon les codes de la société dans laquelle on vit.

Ok, ok. Par contre, la dysphorie, ça ne peut pas me concerner

Dans les discours qu'on entend dans l'espace public, la dysphorie de genre de concerne que les personnes trans (abbréviation de transgenre). Pourtant, tout le monde peut ressentir ce décalage entre l'identité qu'on a et qu'on voudrait exprimer et celle qui est perçue et renvoyée par l'entourage.

Deux exemples qui se rencontrent chez des personnes cis (abbréviation de cisgenre) :

  • Le SOPK (Syndrome des Ovaires PolyKystiques), une maladie qui concerne 20% des personnes avec des ovaires, peut entrainer une augmentation de la pilosité, notamment sur des parties du corps où la pilosité est vue comme masculine : le torse, le dos, le visage. Avoir de la barbe quand on est une femme cis peut être très mal vécu.
  • Certains hommes cis peuvent avoir de la gynécomastie, c'est-à-dire un développement des glandes mamaires bien supérieur à celui attendu, ce qui les fait ressembler à des seins. Cela peut rendre difficile l'acceptation de son corps, être source de moqueries ou du harcèlement.

Tu marques un point. Mais bon, quand même, ce que font les personnes trans, c'est pas très naturel, non ?

Je ne sais pas si c'est naturel ou pas, et je m'en fiche. D'une part, l'idée que si c'est naturel, c'est mieux est absurde : la ciguë est parfaitement naturelle, mais je ne vais pas me mettre à en consommer. D'autre part, on ni dit jamais ça pour les pacemakers, les plâtres et les béquilles, parmi tant d'autres. C'est un argument qui ne tient pas.

Tous les outils qu'utilisent les personnes trans pour avoir un corps qui leur permet de se sentir en accord avec qui elles sont ont d'abord été créés pour des personnes cis et sont toujours majoritairement utilisées par des personnes cis.

Une liste non exhaustive de ressources médicales :

  • Les hormones : dans le cas du SOPK, on utilise des hormones (via la pilule par exemple) pour réguler les niveaux d'hormones dites "masculines" afin de corriger un déséquilibre du métabolisme.
  • Les opérations de diminution ou d'augmentation de la poitrine sont majoritairement utilisées par des femmes cis. Les opérations de reconstruction de la poitrine sont proposées aux femmes cis qui ont eu un ou deux seins retirés à cause d'un cancer. Il s'agit là d'une opération à but purement esthétique, puisqu'il n'y a pas besoin d'avoir des seins pour que le corps fonctionne correctement.
  • Tout ce qui est chirurgie esthétique en général (il y en a pour tous les genres et pour toutes les parties de corps).

Personne ne critique la possibilité pour les personnes cis de bénéficier de ces outils médicaux pour mieux se sentir dans leur corps. Certains choix peuvent faire l'objet de critiques (on parle de tous ces articles dans les journaux people sur les célébrités "qui étaient mieux avant leur chirurgie" ?), mais il n'est jamais question de supprimer la possibilité à tout le monde d'y avoir recours.

Un élément peu connu (je l'ai appris lors de la rédaction de cet article par Thea), c'est que les connaissances en chirurgie et en endocrinologie actuellement utilisées pour traiter les personnes cis et intersexes ont beaucoup avancé grâce aux recherches et opérations effectuées sur les personnes trans. Tout le monde gagne à une meilleure connaissance du fonctionnement du corps humain.

Qui plus est, tous les outils ne sont pas médicaux. Un grand nombre de personnes trans n'y ont d'ailleurs pas recours. On peut jouer sur les choix vestimentaires, le maquillage, l'attitude, la façon de parler… Ce sont des éléments que tout le monde utilise pour présenter son identité au monde, de façon consciente ou non. Les modifier volontairement n'est ni mieux ni moins bien que se conformer sans s'en rendre compte à ce que la société attend de nous.

Pourquoi j'ai jamais entendu parler de ça ?

Actuellement, le rôle de déterminer qui est trans est dévolu à la médecine. Or le principal critère qu'elle utilise pour cela est la dysphorie de genre. Alors même que certaines personnes trans n'en ressentent pas. Et que, comme j'ai montré, il y a des personnes cis qui la vivent. Retirer cette équivalence "dysphorie = trans" bouleverserait le regard posé sur comment on définit le genre.

Être trans, ce n'est pas souffrir de dysphorie. C'est juste avoir une identité de genre qui ne correspond pas à celle qui a été donnée à la naissance. La plupart du temps, cela amène à changer son expression de genre pour l'harmoniser avec le genre intime.

Ce pouvoir donné à la médecine, de pouvoir valider ou infirmer une identité trans, transforme ce qui est une variation normale de l'espèce humaine en une pathologie. Retirer ce rôle à la médecine permettrait de remettre la transidentité à sa place réelle, à savoir un vécu possible pour tout être humain, et de rendre aux personnes trans la capacité à s'auto-déterminer. Ce qui ne veut pas dire rejeter complètement les outils de la médecine : ils ont leur place lorsqu'ils permettent d'améliorer la vie des personnes trans.

Il est dommage que ce lieu d'expérience commune du décalage entre comment on veut être perçu·e et comment on l'est réellement ne soit pas plus mis en avant. C'est l'un des endroits où les personnes cis et trans peuvent se rejoindre, pour constater que leurs expériences du monde ont des points communs.

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